Il est inutile de présenter Alexander Grothendieck aux mathématiciens : il s’agit de rien moins que de l’un des plus grands scientifiques du XXe siècle. Aux autres publics, il faut expliquer que le personnage ne se confond pas avec une réputation un peu sulfureuse, à savoir celle d’un homme en rupture, commettant ce qu’on peut appeler le suicide de son œuvre (ou, tout du moins, détruisant sciemment son École Scientifique) tandis qu’elle avait été immédiatement acceptée avec enthousiasme, puis développée par des collaborateurs et des continuateurs de premier plan.
Le cheminement de Grothendieck ? Une enfance dévastée par le nazisme et ses crimes, un père tôt absent et disparu dans la tourmente, une mère qui le tenait dans son orbe et qui lui rendit longtemps très difficile sa relation aux femmes. Il compensa tout cela par un investissement effréné dans l’abstraction mathématique avant que la psychose, tenue à distance par cette même implication, ne le rattrape et ne l’engloutisse dans l’angoisse de la mort.
La typologie de Grothendieck est incroyablement complexe. À l’instar de Carl Friedrich Gauss, de Bernhard Riemann et de tant d’autres mathématiciens, il nourrit une obsession pour la notion d’espace. Mais l’originalité de Grothendieck aura été d’approfondir la notion de point géométrique1. Toute futile que puisse paraître une telle recherche, elle recèle néanmoins un enjeu métaphysique considérable, et les problèmes philosophiques qui s’y rapportent sont, aujourd’hui encore, très loin d’être épuisés. La forme ultime de cette recherche, celle dont Grothendieck est le plus fier, tourne autour de la notion de motif, vue comme un phare éclairant toutes les incarnations d’un même objet à travers divers habillages éphémères. Mais cette notion incarne aussi le point d’inachèvement de son œuvre, qui débouche sur une béance. Reste que son non-conformisme l’incitera à accepter pleinement cette fêlure, lorsque la plupart des scientifiques sont généralement relativement soucieux d’effacer la trace de leurs pas sur le sable, de taire leurs fantasmes et leurs rêves et de construire leur « statue intérieure » – selon le mot de François Jacob.
Du fond de la retraite qu’il s’est imposée depuis 1990, Grothendieck nous a envoyé une volumineuse introspection Récoltes et Semailles2. Si son existence a suscité une curiosité malsaine parmi un certain public, je m’en tiendrai néanmoins, ici, à une analyse aussi rationnelle et honnête que possible de cette œuvre, avant de laisser cet ouvrage éclairer de l’intérieur l’entreprise remarquable d’un homme non moins exceptionnel.
Éléments d’une biographie
Une famille de proscrits
Celle-ci est constituée de trois personnages : le père, la mère et le fils, remarquables chacun à leur manière, et un fantôme – une demi-sœur aînée, par sa mère, qui serait récemment décédée aux États-Unis et qu’il n’a que très peu connue. D’après mes informations, le père s’appelait Schapiro – ce qui induit une origine hassidim. En rupture avec cette ascendance, Schapiro fréquenta les milieux juifs révolutionnaires de Russie et, à dix-sept ans, participa à la révolution avortée de 1905 contre le tsar Nicolas II. Il paya cette contribution par plus de dix années de prison et ne fut libéré qu’à l’occasion de la révolution de 1917. Ce fut le début d’une interminable errance révolutionnaire et la première d’une longue série d’incarcérations. Finalement, après la victoire franquiste en Espagne, il rejoint sa femme Hanka et leur fils Alexander, réfugiés en France. C’est alors, selon le témoignage de son fils, un homme brisé. Il se laisse aller sans beaucoup de ressort, puis, comme tant d’autres réfugiés antifascistes émigrés, il est interné, début 1939, au camp du Vernet avant d’être livré aux nazis par les autorités de Vichy, et de disparaitre à Auschwitz3.
Hanka Grothendieck – Alexander porte donc le nom de famille de sa mère – est une Allemande du Nord. Dans les années 20, elle milite dans divers groupes d’extrême-gauche et s’essaye à l’écriture. Elle a déjà une fille lorsqu’elle rencontre Schapiro, et Alexander naît à Berlin4, en mars 1928. Elle émigre en France au moment de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et survit difficilement dans les cercles d’émigrés allemands. Hanka et son fils seront internés à Mende dès 1939 et n’auront de répit qu’après la débâcle de juin 1940.
Alexander – il tient beaucoup à cette orthographe – est abandonné par ses parents lorsque ceux-ci quittent l’Allemagne. Il restera caché dans une ferme du Nord de l’Allemagne jusqu’en 1938 (il a alors dix ans), élevé par un instituteur à la pédagogie Freinet, qui pratique le « retour à la terre ». Puis, il y a son séjour au Chambon-sur-Lignon de 1942 à 1944. Il s’agit (en temps normal) d’une agréable station de vacances essentiellement fréquentée par des protestants et qui abrite un Lycée privé, le Collège Cévenol. Avant 1939, ce n’était qu’une « boîte à bachot » pour de jeunes protestants riches. Pendant la guerre, le Collège Cévenol, dirigé d’une poigne énergique par le pasteur Trocmé, devient le centre d’une résistance spirituelle au nazisme dédié au sauvetage d’enfants juifs. Grothendieck fut pensionnaire au Foyer Suisse puis élève au Collège ; il y laissa un souvenir suffisamment vif pour que je puisse y recueillir des témoignages directs à la fin des années 1950.
Les années de formation
L’enfance est close : il obtient son baccalauréat au Collège Cévenol et devient étudiant à Montpellier en 1945. Commence alors la période de formation scientifique.
Son premier épisode explicitement mathématique a lieu lorsqu’il est en licence. Il se dit très peu satisfait de l’enseignement que l’on y donne à l’époque. Le professeur de Grothendieck soutient qu’un certain Lebesgue a déjà résolu tous (!) les problèmes mathématiques, mais que cela serait trop difficile à enseigner. Alors, seul et à l’aide de très peu d’indications, Grothendieck reconstitue une version extrêmement générale de l’intégrale de Lebesgue. Dans Récoltes et Semailles, il décrit en détail la genèse de cette première œuvre mathématique réalisée dans l’isolement ; il découvre qu’il est mathématicien sans savoir qu’il existe des mathématiciens : en toute bonne foi, il se croit le seul mathématicien au monde5.
C’est à son arrivée à Paris, en 1948, licence de mathématiques en poche, que commence la période publique de Grothendieck. Son professeur de Montpellier le recommande à son ancien maître, Élie Cartan. Il ignore que celui-ci est très diminué, et qu’il a un fils, Henri Cartan, tout aussi célèbre que lui et qui domine désormais la scène mathématique parisienne – donc française.
Le courant ne passe guère entre le grand universitaire protestant qu’est Henri Cartan et le jeune rebelle autodidacte. André Weil conseille alors d’envoyer Grothendieck à Nancy ; là, Jean Delsarte, un des pères fondateurs de Bourbaki6, a habilement investi la Faculté en en devenant le Doyen, rendant ainsi possible l’infiltration de Bourbaki. Jean Dieudonné et Laurent Schwartz sauront discipliner Grothendieck juste ce qu’il faut pour qu’il ne s’éparpille pas et réfrène son goût immodéré pour l’extrême généralité. Ils sauront également lui soumettre des problèmes dans la même veine que son premier travail sur l’intégrale de Lebesgue. Très vite, le disciple dépasse ses maîtres ; seul, dans son coin, il pulvérise totalement ce domaine de l’Analyse Fonctionnelle.
Par ailleurs, d’une liaison avec sa logeuse nancéienne lui naît un fils, Serge. Et lorsque, quelques années plus tard, Grothendieck voudra s’occuper de lui personnellement, il se lancera dans une procédure de demande de garde paternelle ayant peu de chances d’aboutir. Mais ceci n’est que le début d’une vie familiale chaotique : il aura, en tout, cinq enfants de trois mères différentes, et sera, pour eux, un père aussi absent que son père le fût pour lui.
L’aventure de l’IHÉS
Ses travaux mathématiques de Nancy avaient établi sa renommée et il aurait ainsi pu continuer tranquillement sur sa lancée. Or, il s’est très bien décrit lui-même comme un bâtisseur de maisons qu’il n’a pas pour vocation d’habiter. Il a en effet entamé la carrière classique du chercheur, rapidement recruté et promu au CNRS, puis passant quelques années à l’étranger après sa thèse. Pourtant, en revenant de São Paulo, il a déjà clos le chapitre mathématique de l’Analyse Fonctionnelle. Commence alors ce qui sera sa grande période, s’échelonnant de 1958 à 1970 et coïncidant avec l’apogée de Bourbaki. Le tremplin qui allait permettre ce travail phénoménal lui fut proposé par Léon Motchane, un brillant homme d’affaires qui venait de se lancer dans une folle aventure : la création de l’IHÉS (Institut des Hautes Études Scientifiques de Bures-sur-Yvette). Motchane avait offert à Dieudonné – ayant à peine achevé sa théorie des groupes formels – la première chaire de mathématiques du futur institut. Ce dernier l’avait acceptée à condition d’y associer Grothendieck. Ce duo tout juste formé va alors accueillir Jean-Pierre Serre qui, avec son sens aigu de l’unité des mathématiques, sa grande culture scientifique, sa vivacité de réflexion et sa puissance technique, leur servira constamment de garde-fou. Il sera également l’intermédiaire entre Weil et Grothendieck, qui ne se parlaient déjà plus directement, et contribuera beaucoup à la clarification des conjectures de Weil. Serre est, par ailleurs, un parfait rabatteur – j’allais dire : entremetteur – mathématique, dont le gibier tombera directement dans les filets de Grothendieck. Et dans des filets aussi solides, on ne se débat pas longtemps.
Grothendieck est alors amené à animer l’un des plus prestigieux séminaires mathématiques qui aient jamais existés. Se pressent autour de lui tous les jeunes talents7 qui se livrent à la découverte mathématique avec passion, durant des séances allant de dix à douze heures consécutives ! Grothendieck formule un programme grandiose ayant pour ambition d’opérer une fusion entre l’arithmétique, la géométrie algébrique et la topologie. Bâtisseur de cathédrales, selon sa propre allégorie, il distribue le travail à ses équipiers. Chaque jour, il envoie d’interminables et illisibles feuilletons mathématiques à Dieudonné ; celui-ci, assis chaque matin à sa table de travail de cinq à huit heures, transforme ce gribouillis en une imposante collection de volumes cosignée par Dieudonné et Grothendieck, et publiée dans les Publications Mathématiques de l’IHÉS. Dieudonné abdique toute prétention personnelle et se consacre au service de cette œuvre avec la même abnégation que celle dont il avait fait preuve dans le cadre de Bourbaki. Il ne reste cependant que peu d’années à l’IHÉS, et, à la création de l’Université de Nice, en devient le premier Doyen des Sciences. Il ne cesse toutefois pas sa collaboration avec Grothendieck et trouvera encore l’énergie d’organiser le congrès mondial des mathématiciens à Nice, en 19708.
Le succès de l’équipe de l’IHÉS est immédiat et fracassant. Dès 1962, Serre affirme que la géométrie algébrique est identique à la théorie des schémas9. Les publications, directes ou indirectes, s’amoncellent en des milliers de pages. Après la retraite mathématique de Grothendieck, Pierre Deligne et Luc Illusie œuvreront à terminer de publier la série des Séminaires de Géométrie Algébrique – ce dont Grothendieck ne leur saura pas gré. L’École de Grothendieck s’est refermée, la générosité l’accompagnant s’est envolée, un certain souffle s’est tari – à l’instar de l’aventure de Bourbaki10.
La rupture avec le « grand monde »
La reconnaissance scientifique de Grothendieck atteint son apogée en 1966. Il doit recevoir la médaille Fields11 – emblème de sa consécration – au Congrès mondial des mathématiques de Moscou. Bien que peu enclines à lui attribuer un visa (son père étant devenu un « ennemi du peuple » après la révolution de 1917), les autorités soviétiques croyaient néanmoins pouvoir alors utiliser les mathématiciens comme levier dans un contexte de guerre froide très virulente entre l’URSS et les USA (la petite manifestation organisée par Smale à Moscou leur démontrera néanmoins clairement combien les mathématiciens étaient difficiles à manipuler). Finalement, Grothendiek ne s’y rendra pas.
C’est donc autour de cet événement, et dans un contexte de fêlure sociale (le Berkeley fiévreux de 1965 qui allait conduire au mai 1968 français), que la faille s’est ouverte pour Grothendieck, ou plutôt que la blessure fondamentale s’est rouverte. Cette blessure, c’est celle du père juif russe ressouvenu dans un pays où l’antisémitisme se réveille, doublée du « syndrome Nobel12 » – d’autant que sa médaille couronnait un programme inachevé et qu’il soupçonnait déjà qu’il n’arriverait pas au bout de ses ambitions scientifiques. En parallèle de quoi, le contexte de fracture sociale lui révélait ses contradictions : lui, qui se percevait comme un proscrit et un anarchiste, découvrit qu’il était en fait un pontife de la science mondiale et qu’il avait autorité sur les idées et sur les gens. En cette période de contestation de toute autorité, il vécut mal la coexistence de ces deux personnages. Sa réaction provisoire fut la création d’un petit groupuscule s’exprimant dans un bulletin intitulé Survivre, puis Survivre et vivre. Ce mouvement avait l’allure d’une de ces sectes écolo-catastrophistes qui fleuriraient dans les années 1970 : le danger (réel à l’époque) d’une guerre nucléaire se conjuguait à l’obsession de la pollution ou de la surpopulation. Il croyait sans doute qu’un argumentaire social se composait, lui aussi, en suivant les méthodes de la démonstration mathématique. In fine, il ne réussit qu’à braquer contre lui certains auditoires.
Suivirent quelques années d’errance : démission de l’IHÉS – sous un prétexte assez mineur13 – en septembre 1970 ; voyages à l’étranger ; nomination temporaire au Collège de France14 et, enfin, nomination comme professeur à l’Université de Montpellier, celle de sa jeunesse, pour laquelle il n’avait qu’une estime modérée.
L’exil intérieur
De ses nouvelles années à Montpellier ressort un événement marquant : son procès. Grothendieck avait toujours accueilli, chez lui, des marginaux. Dans les années 1970, de nombreux groupes hippies avaient investi la Lozère et le Larzac et, vue de l’extérieur, la maison de Grothendieck incarnait l’un de ces phalanstères, et lui, l’un de leurs gourous. À la suite de quelques incidents, réels ou extrapolés, la police locale fit une descente chez Grothendieck. Le seul « délit » dont on put l’accuser était d’avoir hébergé un moine bouddhiste japonais, ancien étudiant en mathématiques au Tata Institute de Bombay, personnage fort inoffensif s’il en était mais dont le titre de séjour en France avait expiré depuis trois semaines. Le résultat, pour le moins inattendu, fut une convocation, six mois plus tard, devant le Tribunal Correctionnel de Montpellier, tandis que le moine japonais était, bien entendu, reparti depuis longtemps aux antipodes. Et ce qui ne devait être qu’un procès expédié en dix minutes devint un événement majeur. Grothendieck fit une apparition au Séminaire Bourbaki et alerta ainsi quelques mathématiciens : Laurent Schwartz, Alain Lascoux et moi-même. Agitation dans le Landerneau intellectuel, mobilisation des réseaux, mise en jeu de la Ligue des Droits de l’Homme. Le jour du procès, le juge avait reçu deux cents lettres de soutien à son justiciable, et, d’un avion spécialement affrété débarquèrent toges de Doyen (Dieudonné en tête), soutanes mondaines de gauche et ténors du barreau. Grothendieck avait tenu à être son propre avocat, préférant risquer de perdre un procès plutôt que d’accepter de faire des concessions sur la forme. Il fit une magnifique plaidoirie. Hélas, comme Grothendieck l’avait prédit, le juge fut lâche et lui ordonna six mois de prison avec sursis. Lorsque la peine fut confirmée en appel, l’émotion médiatique n’était déjà plus au rendez-vous.
Grothendieck a pris sa retraite en 1988 et vit, depuis, un exil intérieur dans un petit village de l’Ariège. Il semble désormais avoir rompu tout lien familial. Il n’est pas anodin qu’il vive si proche du camp du Vernet, tristement célèbre, mais surtout associé à son enfance. Il n’a ni téléphone, ni adresse postale connus, et seuls quelques privilégiés connaissent l’endroit exact de sa retraite – sous promesse de ne pas le divulguer. Il vit seul, perçu par son voisinage comme un « professeur de mathématiques à la retraite un peu excentrique ». Il a traduit sa spiritualité dans la tradition bouddhiste, et de ses ancêtres juifs orthodoxes a gardé le goût des interdits alimentaires. Il pratique la forme la plus extrême du végétarisme, et semble y avoir compromis sa santé.
Genèse de l’œuvre mathématique
Présenter en quelques pages son œuvre scientifique à un public non spécialisé relève de la gageure. Je prendrai appui, pour ce faire, sur l’analyse que Jean Dieudonné, longtemps son associé le plus proche, en a faite en introduction du Festschrift composé à l’occasion des soixante ans de Grothendieck15.
Analyse fonctionnelle
L’héritage de la théorie des ensembles de Cantor a permis, au XXe siècle, la création de 1’Analyse Fonctionnelle. Il s’agit d’une extension du calcul différentiel et intégral classique (créé par Leibniz et Newton), où l’on considère non pas une fonction particulière (par exemple l’exponentielle, ou une fonction trigonométrique), mais les opérations et transformations que l’on peut faire subir à toutes les fonctions d’un certain type. La « nouvelle » théorie de l’intégration d’Émile Borel, mais surtout d’Henri Lebesgue, conçue au début du XXe siècle puis relayée par l’invention des espaces normés par Maurice Fréchet, Norbert Wiener et, en particulier, Stefan Banach, ont offert, aux mathématiciens, de nouveaux outils de construction et de démonstration. Il s’agit-là d’une théorie séduisante par sa généralité, sa simplicité, son harmonie, et permettant de résoudre des problèmes difficiles avec élégance. En revanche, elle comprend le plus souvent des méthodes non-constructives (théorème de Hahn-Banach, théorème de Baire et ses conséquences) qui, si elles permettent d’affirmer l’existence d’un objet mathématique ne peuvent toutefois en donner de construction effective. Il n’est donc pas étonnant qu’un débutant, épris de généralité, ait réagi avec enthousiasme à ce qu’il en avait appris à Montpellier auprès de professeurs assez retardataires.
À son arrivée dans le monde mathématique parisien à vingt ans, en 1948, il a déjà écrit un volumineux manuscrit dans lequel il reconstruit une version très générale de l’intégrale selon Lebesgue. Établi dans un environnement favorable, à Nancy, où Jean Dieudonné, Jean Delsarte, Roger Godement et Laurent Schwartz (appartenant tous au noyau actif de Bourbaki) s’efforcent de dépasser Banach, il révolutionne le sujet, et d’une certaine manière, l’anéantit. Dans sa thèse, écrite en 1953 et publiée en 1955, il crée de toutes pièces une théorie des produits tensoriels pour les espaces de Banach et leurs généralisations, et invente la notion d’espace nucléaire. Cette notion, créée pour rendre compte d’un important théorème de Laurent Schwartz sur les opérateurs fonctionnels (le « théorème des noyaux »), sera exploitée par l’école russe autour d’Israel Gelfand, et sera une des clés de l’application des techniques de probabilités aux problèmes de physique mathématique (mécanique statistique, théorie « constructive » des champs quantiques). Il abandonnera néanmoins ce sujet après avoir rédigé un article, dense et profond, sur les inégalités métriques, qui alimentera les recherches de toute une école (Gilles Pisier et ses collaborateurs) pendant quarante ans. Reste que, de manière assez caractéristique, il ne se préoccupera guère de la descendance de ses idées et affichera toujours beaucoup d’indifférence et même d’hostilité à l’égard de la physique théorique, coupable de la destruction d’Hiroshima.
Algèbre homologique
Il commence donc une seconde carrière mathématique à l’âge de vingt-sept ans. Nous sommes en 1955, en plein âge d’or des mathématiques françaises, où, dans l’orbite de Bourbaki, et surtout sous l’impulsion d’Henri Cartan, de Laurent Schwartz et de Jean-Pierre Serre, on s’attaque aux problèmes les plus difficiles de la géométrie, de la théorie des groupes et de la topologie. On dispose de nouveaux outils que sont la théorie des faisceaux et l’algèbre homologique (inventés respectivement par Jean Leray, et par Henri Cartan et Samuel Eilenberg : leur traité Homological Algebra paraît en 1956), admirables de généralité et de souplesse. Les pommes du jardin des Hespérides sont ces fameuses conjectures qu’André Weil énonce en 1954 : il s’agit, en apparence, d’un problème combinatoire (compter les solutions de certaines équations où les inconnues sont prises dans un corps de Galois) d’une généralité décourageante, même si l’on connaît de nombreux cas particuliers significatifs.
La première incursion de Grothendieck dans ce nouveau domaine est un coup d’éclat, connu sous le sobriquet de « Tōhoku » (car publié dans le Tōhoku Mathematical Journal japonais en 1957, sous le titre modeste : « Sur quelques points d’algèbre homologique »)16. L’algèbre homologique, conçue comme un outil général dégagé de ses cas particuliers, est déjà une vaste synthèse de méthodes et de résultats connus. Or, les faisceaux ne rentrent pas dans ce cadre-là. Leray construit les faisceaux et leurs homologues de manière ad hoc, en imitation des méthodes géométriques d’Élie Cartan (le père d’Henri Cartan). À l’automne 1950, Eilenberg, à Paris pour un an, entreprend avec Cartan de donner une caractérisation axiomatique de l’homologie des faisceaux ; pourtant, la construction conserve toujours son caractère ad hoc. Lorsque, en 1953, Serre rattache les faisceaux à la géométrie algébrique, le caractère apparemment pathologique de la « topologie de Zariski » le contraint à des constructions très indirectes. À partir de là, le coup de génie de Grothendieck sera de dépasser le problème par le haut – méthode qu’il utilisera à de nombreuses reprises. En analysant les raisons du succès de l’algèbre homologique dans le cadre des modules, il en dégage la notion de catégorie abélienne (inventée simultanément par David Buchsbaum), mais surtout la condition technique qu’il désigne par le sigle AB5*. Cette condition garantit l’existence d’objets dits « injectifs ». Et les faisceaux répondant à la condition AB5*, la méthode des résolutions injectives, fondamentale pour les modules, s’applique ainsi aux faisceaux, sans artifice. De cette façon, la méthode permet non seulement de fonder l’homologie des faisceaux, mais encore permet-elle un développement totalement parallèle des modules et des faisceaux, avec importation, dans les faisceaux, des Ext et des Tor. Tout est redevenu naturel.
Géométrie algébrique et géométrie arithmétique
Une fois cette période de « rodage » passée (1955-58), Grothendieck énonce, en 1958, son programme de recherche : créer la géométrie arithmétique via une (nouvelle) refondation de la géométrie algébrique, à partir de la recherche de la généralité maximale, et en s’appropriant les nouveaux outils créés pour les besoins de la topologie déjà éprouvés par Cartan, Serre et Eilenberg. Il ose la synthèse à laquelle aucun des acteurs de l’époque (Jean-Pierre Serre, Claude Chevalley, Masayoshi Nagata, Serge Lang ou moi-même) ne s’est encore risqué, s’y jetant à corps perdu avec son énergie et son enthousiasme caractéristiques. L’entreprise de Grothendieck fonctionne grâce à des synergies inespérées : la puissance de travail et de synthèse de Dieudonné – promu scribe –, l’esprit rigoureux, informé et rationaliste de Serre, le savoir-faire des élèves d’Oscar Zariski en matière de géométrie et d’algèbre et la fraîcheur juvénile du grand disciple Pierre Deligne. Ceux-ci feront contrepoids, dans cette entreprise magistrale, à l’esprit aventureux, visionnaire et démesurément ambitieux de Grothendieck. L’institution nouvelle qu’est l’IHÉS mobilise une pléiade de jeunes talents internationaux. Organisée autour de la notion-clé de schéma17, la théorie de Grothendieck annexe successivement toutes les parties de la géométrie, et même les plus nouvelles – telles que celle des groupes algébriques. Utilisant une gigantesque machine : topologies de Grothendieck (étale, cristalline etc.), descente, catégories dérivées, six opérations, classes caractéristiques, monodromie, etc., Grothendieck parvient à mi-chemin du but final que sont les conjectures de Weil. Deligne y mettra la dernière main en 1974 mais, entre temps, Grothendieck aura tout laissé tomber en 1970, après douze années de règne scientifique sans partage sur l’IHÉS. Jusqu’à sa retraite officielle, en 1988, à l’âge de soixante ans, il ne travaillera plus que par à-coups, laissant une œuvre « posthume » non dénuée d’importance, parmi laquelle se détachent clairement trois écrits majeurs : le premier, À la poursuite des champs18, écrit en 1983, est une réflexion de six cents pages portant sur les catégories multi-dimensionnelles. Là, se mêlent la combinatoire, la géométrie et l’algèbre homologique en un projet grandiose. Après quinze années d’efforts, on vient de proposer trois définitions sans doute équivalentes (ou presque) des catégories multi-dimensionnelles (au sens large19). Son enjeu ne porte pas uniquement sur les mathématiques pures, une bonne théorie des assemblages ayant de nombreuses applications potentielles (informatique théorique, physique statistique, etc.). Le deuxième, Esquisse d’un programme20, est un texte rédigé en 1984 à l’appui d’une demande de poste au CNRS. Grothendieck y esquisse la construction d’une tour (ou d’un jeu de Lego) décrivant les déformations de courbes algébriques. Et enfin, La longue marche à travers la théorie de Galois21, écrit en 1981, donne des indications partielles sur les constructions réclamées dans l’Esquisse.
Ces textes n’ont circulé que sous le manteau, à l’exception de L’Esquisse, publiée grâce à l’insistance d’un groupe de fidèles. Curieusement, les vrais prolongateurs de Grothendieck seront issus d’une École Mathématique russe (Yuri Manin, Vladimir Drinfeld, Alexander Goncharov, Maxim Kontsevitch, pour n’en citer que quelques-uns) et n’auront eu que très peu, sinon aucun contact direct avec Grothendieck. Néanmoins, ils sauront capter aussi l’héritage de méthodes issues de la physique mathématique, un domaine que Grothendieck méconnaissait et abhorrait.
Autopsie d’une œuvre
La rédaction du corpus géométrique
L’œuvre mathématique de Grothendieck dédiée à la géométrie algébrique fait plus de dix mille pages, publiées en deux séries. La première est intitulée « Éléments de Géométrie Algébrique » (et porte le sigle ÉGA) en référence aux « Éléments » d’Euclide (et de Bourbaki) ; elle est entièrement issue de la plume de Dieudonné et reste inachevée puisque, sur les treize parties initialement annoncées, seules quatre parties ont finalement été rédigées. La deuxième série, dont la composition fut plus tumultueuse, est intitulée « Séminaires de Géométrie Algébrique » (sigle SGA) et est constituée de sept parties. Elle reprend les Séminaires du Bois-Marie (du nom du domaine où est implanté l’IHÉS) que Grothendieck dirigea de 1960 à 1969. Les deux premiers séminaires furent rédigés par Grothendieck, ou sous son contrôle, et celui-ci veilla personnellement à leur publication ; le troisième séminaire fut, quant à lui, essentiellement rédigé par Pierre Gabriel et Michel Demazure (qui en a extrait sa thèse). Ensuite, les choses devinrent plus complexes. Grothendieck délaissa la scène mathématique en 1970 et laissa derrière lui un chantier inachevé, et en piteux état. Il y avait là des manuscrits de Grothendieck difficiles à déchiffrer, des exposés de séminaires déjà miméographiés et des notes prêtes à être publiées. Il fallait en faire la synthèse, en combler les lacunes (importantes), tout en parachevant un énorme travail rédactionnel. Tout ceci fut accompli avec une grande fidélité et piété filiale par Luc Illusie et Pierre Deligne. La pièce maîtresse devant permettre la démonstration des conjectures de Weil est intitulée SGA 4, et est consacrée aux idées les plus nouvelles. Néanmoins, lorsque, en 1974, Deligne annonce avoir entièrement démontré les conjectures de Weil, les experts considèrent, pour leur part, que les fondements de sa démonstration sont insuffisants. Deligne publie alors (en même temps que le chaînon manquant – SGA 5 – des séminaires de Grothendieck) un volume supplémentaire, qu’il a essentiellement rédigé lui-même, et curieusement intitulé SGA 4 ½. Grothendieck dénigre alors toute l’entreprise. Naturellement, ce n’est pas ce que lui, Grothendieck, avait en tête : ses plans ont été tronqués, on l’a trahi... Il décrit son sentiment par le biais d’une image très forte : l’équipe de bâtisseurs, une fois le Maître mort, s’est dispersée, chacun emportant ses croquis et ses outils. Belle image, à ceci près que le Maître a abandonné ses équipiers en se suicidant.
Car le Maître bâtisseur a également le goût et le talent pour nommer les choses, ce dont il use en guise de stratégie intellectuelle majeure. D’ailleurs, mon titre « Un pays dont on ne connaîtrait que le nom », témoigne bien là de sa manière de procéder. Grothendieck a un talent particulier pour nommer les choses avant même de se les approprier et de les conquérir, et beaucoup de ses choix terminologiques sont remarquables. Quand il cherchait des images mentales pour illustrer ses idées scientifiques, il y avait : la « belle demeure parfaite », le « beau château dont on a hérité » ; et lui-même se décrivait comme un « bâtisseur ». Il jonglait avec toutes ces allégories via un registre de langue fantastique. Et cela est d’autant plus étonnant et frappant que sa Muttersprache était l’allemand, langue dans laquelle il n’a cessé de communiquer avec sa mère jusqu’à sa mort. Mais s’il a longtemps pensé en allemand, il a néanmoins acquis, par la suite, un sens aigu du français, son bilinguisme lui permettant alors de jouer des germanismes à bon escient.
Les grands problèmes
Ayant le goût des symboles, Grothendieck se reconnaît douze disciples, tout comme il divisera Récoltes et Semailles en douze thèmes – dont je ne commenterai que quelques-uns. Un grand nombre des thèmes de Récoltes et Semailles ont trait à ce qui fut sa grande entreprise : la géométrie algébrique. Les grands problèmes sont l’une des sources du développement mathématique et constituent de grandes énigmes dont la formulation relativement simple ne donne aucune prise à l’attaque. Ce qu’on appelait improprement le dernier théorème de Fermat était une conjecture d’une simplicité biblique, exprimée comme suit : la relation an + bn = cn est impossible à réaliser avec des entiers a, b, c, n, sauf éventuellement avec n = 2. Elle n’a été résolue que récemment (par Andrew Wiles et Richard Taylor), au prix de la construction d’un édifice considérable et complexe, et se fondant largement sur les méthodes de Weil et de Grothendieck. Désormais, le problème mathématique le plus prestigieux et le plus déroutant sera l’hypothèse de Riemann. Helmut Hasse (à la suite d’Emil Artin et de Friedrich Schmidt) a formulé et résolu vers 1930 un problème analogue à l’hypothèse de Riemann, en le traduisant sous la forme d’une inégalité. L’étape suivante occupera Weil de 1940 à 1948. Les fonctions zêta ont beaucoup contribué à structurer le champ de l’arithmétique et c’est guidé par cette préoccupation que Weil formule ses conjectures en 1949.
Pour Grothendieck, les conjectures de Weil ne sont pas tant intéressantes en elles-mêmes que comme test de la solidité de ses conceptions générales. Grothendieck opère une distinction entre les mathématiciens bâtisseurs et les mathématiciens explorateurs – tout en se pensant les deux à la fois. La méthode favorite de Grothendieck s’apparente à celle de Josué à la conquête de Jericho. Il faut emporter la place mais en construisant un système de sapes autour du problème ; et à un moment donné, sans qu’on ait vraiment à livrer bataille, tout tombe. Grothendieck, lui, est persuadé que si l’on arrive à une vision unificatrice suffisante des mathématiques, à pénétrer assez en profondeur l’essence mathématique et la stratégie des concepts, alors les problèmes particuliers ne représentent plus qu’un test que l’on n’a plus besoin de résoudre en soi.
Cette façon de concevoir les mathématiques a assez bien réussi à Grothendieck, même si parfois ses rêves l’entraînaient trop loin et que Dieudonné et Serre aient dû lui servir de garde-fou. Reste que Grothendieck n’ayant accompli que les trois quarts du chemin, il dut laisser l’élaboration de la conclusion à Deligne. Ce dernier connaît à fond tous les ressorts, tous les concepts, toutes les variantes de la méthode de son maître. Sa démonstration de 1974 est une merveille de précision, les étapes s’enchaînant les unes après les autres dans un ordre naturel, sans surprise. Si les auditeurs des exposés de Deligne avaient l’impression, jour après jour, que ceux-ci ne comportaient aucune nouveauté – tandis que les exposés de Grothendieck vous introduisaient dans un monde nouveau de concepts toujours plus généraux – le dernier jour, toutefois, tout était en place, et la victoire, acquise. Je pense que cette opposition de méthodes – ou plutôt de tempéraments – constitue la vraie raison du conflit personnel qui les a opposés. Tout comme je pense que le fait que Jean, le disciple préféré, ait écrit le dernier Évangile ne soit pas totalement étranger à la retraite farouche dans laquelle Grothendieck s’est enfermé.
La méthode
Nous arrivons maintenant au cœur de la vision unificatrice de la méthode mathématique de Grothendieck. Des douze grandes idées dont il se fait – à juste titre – gloire, il n’en met que trois au-dessus du reste, qu’il énonce sous forme de la progression suivante et dans un sens de plus en plus englobant :
SCHÉMA → TOPOS → MOTIF
Toute sa stratégie scientifique est organisée autour de la progression de concepts de plus en plus généraux. L’image qui me vient à l’esprit est celle de ce temple bouddhiste que je visitai vers 1980 au Vietnam. Selon la tradition, l’autel était composé d’une série de gradins, surmonté d’une énorme figure couchée du Bouddha. Quand on suit le développement de l’œuvre de Grothendieck, on a, de même, l’impression d’évoluer graduellement vers la perfection. Les motifs représentaient pour lui l’étape ultime – et celle qu’il n’a pas atteinte. Il a, en revanche, franchi les deux étapes intermédiaires (schémas et topos).
La trilogie
Les schémas
Le terme lui-même fut inventé par Claude Chevalley, avec une acception plus restrictive que celle que lui donna Grothendieck. André Weil, dans ses Foundations of Algebraic Geometry, avait appliqué à la géométrie algébrique abstraite (c’est-à-dire sur un corps quelconque, non nécessairement celui des nombres réels ou complexes) la méthode de recollement par cartes locales que son maître Élie Cartan avait utilisée en géométrie différentielle (après Carl Friedrich Gauss et Jean Darboux). Mais la méthode de Weil n’était guère intrinsèque, et Chevalley s’était demandé ce qui était invariant, dans une variété au sens que lui donnait Weil. La réponse, inspirée des travaux de Zariski, fut simple et élégante : le schéma de la variété algébrique est la collection des anneaux locaux des sous-variétés se trouvant à l’intérieur du corps des fonctions rationnelles. Pas de topologie explicite, à l’opposé de Serre qui, à peu près au même moment, introduit ses variétés algébriques au moyen de la topologie de Zariski et des faisceaux. Chacune des deux approches avait ses avantages mais aussi ses limitations : corps de base algébriquement clos chez Serre, variétés irréductibles chez Chevalley. Dans les deux cas, les deux problèmes fondamentaux du produit des variétés et du changement du corps de base ne s’abordaient que de manière indirecte. Néanmoins, en ce qui concernait les extensions futures à l’arithmétique, le point de vue de Chevalley était le mieux adapté – comme le remarqua bientôt Nagata.
Évariste Galois a sans doute été le premier à percevoir la polarité existant entre équations et solutions. On doit distinguer le domaine dans lequel on sélectionne les coefficients des équations algébriques (celui des constantes) du domaine dans lequel on cherche les solutions aux équations. Grothendieck en fera alors la synthèse en s’appuyant essentiellement sur la présentation conceptuelle de Zariski-Chevalley-Nagata. Les schémas sont donc une manière de coder les systèmes d’équations ainsi que les transformations qu’on peut leur faire subir.
La manière dont Grothendieck présente la problématique de Galois est la suivante : un schéma est un objet « absolu » – disons X –, et la sélection d’un domaine de constantes (ou corps de définition) correspond à l’adoption d’un autre schéma S et d’un morphisme22 πX de X dans S. Dans la théorie des schémas, un anneau commutatif s’identifie à un schéma, son spectre23. À un homomorphisme de l’anneau A vers l’anneau B correspond également, inversement, un morphisme du spectre de B vers celui de A. De plus, le spectre d’un corps a un seul point sous-jacent (bien qu’il existe beaucoup de points différents en ce sens) ; par conséquent, la donnée du corps de définition inclus dans le domaine universel correspond à la donnée d’un morphisme de schéma πT de T dans S. Une solution du « système d’équations » X, avec le « domaine de constantes » S, à valeurs dans le « domaine universel » T, correspond à un morphisme φ de T dans X tel que πT soit le composé de φ et de πX.
Admirable simplicité ! Point de vue d’une grande fécondité ! Mais, changement complet de paradigme ! Le point de vue central des mathématiques « modernes » est fondé sur la primauté des ensembles. Une fois acceptée l’existence des ensembles (simples « classes » ou « collections ») et des constructions que l’on peut effectuer à partir d’eux (dont la plus importante est de pouvoir considérer les sous-ensembles d’un ensemble donné comme éléments d’un nouvel ensemble), tout objet mathématique est alors, en soi, un ensemble, et coïncide avec l’ensemble de ses points24. Les transformations sont, en principe25, ponctuelles. L’objet central des diverses formes de la géométrie (différentielle, métrique, affine, algébrique) est la variété26 au sens d’un ensemble de points. Et pour Grothendieck, le schéma est le mécanisme interne, la matrice27 qui engendre les points de l’espace.
L’analyse purement mathématique de la notion du point que Gelfand, puis Grothendieck ont faite, a été découverte à partir d’une réflexion fondamentale du statut du point en physique quantique. L’expression la plus systématique de cette dernière réflexion est la géométrie non-commutative d’Alain Connes. Mais la synthèse est loin d’en être achevée. La parenté de plus en plus manifeste existant entre le groupe de Grothendieck-Teichmüller28 et le groupe de renormalisation de la théorie quantique des champs29 ne représente sans doute que la première expression d’un groupe de symétrie portant sur les constantes fondamentales de la physique : une espèce de groupe de Galois cosmique ! Grothendieck n’avait pas prévu cette évolution – et ne la souhaitait sans doute pas en raison de ses préjugés à l’égard de la physique (dus pour une bonne part à son refus véhément du complexe militaro-industriel).
Dans Récoltes et Semailles, Grothendieck se compare, à un moment, à Einstein, en matière de contribution au problème de l’espace. Et son tribut a en effet la même ampleur que celle d’Einstein30. Tous deux ont approfondi une certaine vision de l’espace, dans laquelle celui-ci ne serait pas un réceptacle vide des phénomènes, mais l’acteur principal de la vie du monde et de l’histoire de l’univers.
Les topos
Examinons maintenant les topos31. Au contraire des schémas, les topos réalisent une géométrie sans points. Rien n’empêche, en effet, de proposer un cadre axiomatique de la géométrie dans lequel on mettrait sur le même pied points, droites, ou bien encore plans... On connaît ainsi des axiomatiques de la géométrie projective (Georges David Birkhoff) où la notion primitive est celle de « plat » (généralisation des droites, plans...) et où la relation fondamentale est celle d’incidence : le point est sur la droite, la droite est dans le plan... En mathématiques, on envisage une classe d’ensembles (partiellement) ordonnés, appelés lattices32, et à chacun de ces lattices correspond une géométrie.
Dans la géométrie d’un espace topologique – et tout particulièrement dans le cas de l’utilisation des faisceaux – le lattice des parties ouvertes occupe le devant de la scène tandis que les points restent, pour leur part, relativement secondaires. Or, l’originalité de Grothendieck résidera, ici, dans le fait de reprendre l’idée de Riemann selon laquelle les fonctions holomorphes multivaluées vivent, en réalité, non pas sur les ouverts du plan complexe mais sur des surfaces de Riemann étalées. Les surfaces de Riemann étalées se projettent les unes sur les autres et forment ainsi les objets d’une catégorie. Or, un lattice représente un cas particulier de catégorie puisqu’il comprend, au plus, une transformation entre deux objets donnés. Grothendieck proposera donc de remplacer le lattice des ouverts par la catégorie des ouverts étalés. Adaptée à la géométrie algébrique, cette idée résout une difficulté fondamentale, puisqu’il n’existe pas de théorème des fonctions implicites pour les fonctions algébriques. C’est ainsi qu’il introduisit l’association entre le site étale et un schéma. Les faisceaux pouvaient désormais être considérés comme des foncteurs particuliers sur le lattice des ouverts (considéré lui-même comme catégorie) et se généralisaient donc en des faisceaux étales, qui étaient des foncteurs particuliers sur le site étale.
Grothendieck jouera, par la suite, avec succès, de nombreuses variations sur ce même thème dans le cadre de divers problèmes de constructions géométriques (par exemple, le problème des modules pour les courbes algébriques). Son plus grand succès, dans ce cadre, sera la possibilité de définir la théorie homologique nécessaire pour attaquer les conjectures de Weil : la cohomologie étale ℓ-adique des schémas.
Mais il y a encore une étape à franchir dans l’abstraction. Reprenons la progression
SCHÉMA → SITE ÉTALE → FAISCEAUX ÉTALES
Grothendieck se rend compte que l’on peut passer directement à la dernière étape et que toutes les propriétés géométriques d’un schéma sont codées dans la catégorie des faisceaux étales. Cette catégorie appartient à une espèce particulière de catégories qu’il baptise « topos ».
Voici donc le dernier acte de la pièce : Grothendieck avait remarqué que, sur un espace donné, les faisceaux formaient une catégorie qui avait, en gros, toutes les propriétés de la catégorie des ensembles. Or, les résultats d’indécidabilité de Kurt Gödel et de Paul Cohen en théorie des ensembles avaient montré qu’il y avait non pas une catégorie des ensembles mais divers modèles non équivalents de la théorie des ensembles (au sens logique de « modèle »). Il était donc naturel d’explorer les relations pouvant exister entre topos et modèles de la théorie des ensembles. Néanmoins, Grothendieck ignorait tout de la Logique et la méprisait peut-être également. Il appartint donc à d’autres (en particulier à Jean Bénabou, William Lawvere et Myles Tierney) de résoudre l’énigme : les topos incarnaient parfaitement les modèles de la théorie des ensembles, mais dans une logique particulière, qu’on appelle « intuitionniste », où le principe du tiers-exclus n’est pas valable. Il est très remarquable que cette logique ait été inventée par un illustre topologue, Luitzen Egbertus Jan Brouwer, et qu’avec un peu de recul, celle-ci s’impose naturellement en vertu du fait que l’intérieur de l’adhérence d’un ensemble ouvert ne lui est pas égal33.
Les motifs
Il nous reste à apporter quelque éclairage sur les motifs. L’image que Grothendieck en donne lui-même est celle d’une côte rocheuse, de nuit, éclairée par un phare tournant qui dévoilerait alternativement une portion de la côte, puis une autre. De même, les diverses théories cohomologiques connues – dont les multiples qu’il a lui-même inventées – sont, ici, ce que l’on voit avant de devoir, ensuite, remonter à la source et créer le phare qui unifiera la représentation que l’on peut avoir du paysage. D’une certaine manière, la stratégie scientifique est, dans ce cas, l’inverse de celle qui était à l’œuvre dans l’univers des schémas.
Grothendieck n’a jamais rien publié sur ce sujet. Il s’est contenté de quelques remarques. La contribution la plus ambitieuse en la matière est celle de Vladimir Voevodsky, ce dernier ayant construit une catégorie d’objets, appelés motifs, qui est le lieu des invariants géométriques, et chaque schéma définit un motif particulier. Reste que dans une telle catégorie, on peut faire migrer des morceaux d’objets, et que l’image du patrimoine génétique migrant à travers les êtres vivants me semble assez pertinente. Ceci a été rendu possible par l’utilisation que Deligne a faite des « poids », qui représentaient la pièce maîtresse de sa démonstration des conjectures de Weil.
L’outil créé par Voevodsky répondait sans doute aux attentes de Grothendieck mais risquait d’être d’un emploi difficile. Or, les bons outils se doivent d’être simples d’emploi. Aussi, les quelques progrès réalisés en la matière n’ont été rendus possibles qu’en restreignant les ambitions ; ils ont pour nom structures de Hodge mixtes, motifs de Tate mixtes, et chacun de ces objets est l’expression d’un groupe fondamental de symétries – tel le groupe de Grothendieck-Teichmüller. Ce champ restreint recèle déjà une tâche immense et des trésors inestimables à déterrer. Grothendieck s’est plaint de son côté trop économe ou trop raisonnable et a écrasé les tâcherons de toute sa hauteur de visionnaire. Mais il me semble qu’en présence de visionnaires mathématiques tels que Grothendieck ou Robert Langlands, la bonne stratégie scientifique à adopter consiste à isoler une fraction suffisamment précise et restreinte, pour que l’on puisse avancer, mais également suffisamment vaste, pour qu’il en découle quelque chose d’intéressant.
Anatomie d’un auteur : le retour de la religion
Ce qui frappe d’abord, chez Grothendieck, c’est l’expression de la souffrance : souffrance d’avoir laissé une œuvre inachevée, sentiment d’avoir été trahi par ses collaborateurs et successeurs. Dans un moment de vraie lucidité, il dit à peu près ceci : « J’étais le seul à avoir le souffle, et ce que j’ai transmis autour de moi, ce n’était pas le souffle, mais la tâche. J’ai eu des tâcherons autour de moi, mais aucun d’entre eux n’a eu vraiment le souffle ! ». Commentaire juste et profond, mais qui ne répond pas à la question de savoir pourquoi il a choisi de (re)fermer la bouche de laquelle émanait ce souffle. D’après ce qu’on sait de sa vie actuelle, il est sujet à des crises de dépression cyclique. II me semble que ses capacités de création scientifique étaient le meilleur antidote à cette dépression, et que l’immersion dans un milieu scientifique vivant (Bourbaki et l’IHÉS) ont favorisé sa créativité en lui donnant une dimension collective.
Mais je voudrais ici surtout évoquer la dimension religieuse – permanente et profonde selon ses dires – de sa vie. Grothendieck affirme avoir eu des moments d’hallucination visuelle et auditive. Il décrit ces apparitions divines dans Récoltes et Semailles, où il précise qu’il chante des cantiques de ses deux voix simultanées, la sienne et celle de Dieu. C’est à la suite d’une série de ces hallucinations – ou apparitions – qu’il lança un message eschatologique qui ne reçut aucune réponse. Mais le symptôme le plus inquiétant est celui de son obsession du diable. D’après ses derniers visiteurs, lui qui n’avait, jusque-là, pas théologisé sa religion, s’est désormais lancé dans la rédaction d’un rapport sur l’action du diable dans le monde.
En guise de conclusion
La mathématique se veut la plus objective des sciences. Son intersubjectivité réclame, a minima, que l’expérience mathématique se détache au maximum de l’affect du mathématicien afin que celle-ci puisse être communiquée sans distorsion et prendre son caractère collectif. Le sujet mathématique – entendu comme le mathématicien en tant que sujet présent derrière la création – est sommé de disparaître, et cette disparition est assez effective en pratique.
Or Grothendieck représente, en la matière, une espèce extraordinaire. Il vécut en dehors du monde – et encore bien davantage que ce qui a été colporté sur le compte du mathématicien distrait. Même dans son milieu mathématique, il ne faisait pas vraiment partie de la famille. Il entretint une forme de monologue, ou plutôt de dialogue avec la mathématique et Dieu, qui, chez lui, sont indistincts. Son œuvre est unique en ce qu’elle n’annihile pas ses fantasmes et ses obsessions mais vit plutôt en leur compagnie et s’en nourrit ; en même temps qu’une œuvre strictement mathématique, il nous livre ce qu’il croit en être le sens.
Sa vie fut traversée et brûlée par le feu de l’esprit, et il ne cessa de rechercher un pays et un nom. Je crois que ce pays mythique et ce nom sont ceux de son père et de ce qui fut sa patrie, cette malheureuse Galicie.
À la mémoire de Monique Cartier (1932–2007)
Une version antérieure de cette biographie a été publiée dans Le réel en mathématiques : psychanalyse et mathématiques34.