READ IN English
Economics / Book Review

Vol. 6, NO. 1 / May 2021

Je suis tel que je me fais

Jean-Paul Fitoussi

Letters to the Editors

In response to “Je suis tel que je me fais


Willful: How We Choose What We Do
by Richard Robb
Yale University Press, 256 pp., $18.00.

Comment choisissons-nous ce que nous faisons en diverses circonstances de la vie ? Cette question est plus complexe qu’on pourrait l’imaginer : un minimum d’introspection (si nous laissons un moment de côté nos réflexes d’économistes) nous permet de comprendre que dans la plupart des cas nous ne savons pas y répondre de façon convaincante. Il faut donc savoir gré à Richard Robb d’avoir courageusement affronté le sujet car la théorie des choix est l’un des domaines les plus difficiles de la science économique. Et d’emblée il annonce sa thèse : Nous choisissons par le calcul (optimisation), ou par des actes libres échappant au calcul, ou par une combinaison des deux. 

Ce faisant il se met sur les épaules des géants – Kenneth Arrow, Gérard Debreu, Paul Samuelson, Herbert Simon, Amartya Sen et quelques autres. Car on sait qu’il existe une réponse canonique à cette question, le calcul, que chacun d’entre eux a utilisé et critiqué : nous choisissons en résolvant un problème d’optimisation. La théorie des choix rationnels implique en effet que chaque participant procède à un calcul d’optimisation en maximisant une fonction d’utilité, sous contrainte budgétaire, pour le consommateur, ou de profit sous contrainte technologique, pour l’entrepreneur. C’est le règne de l’homo œconomicus, ou du fou rationnel comme le qualifiera Sen. 

Samuelson écrivait en substance (à l’époque où le politiquement correct était compris autrement qu’aujourd’hui) que si les théories pouvaient comme les jeunes filles passer un concours de beauté, la théorie des avantages comparatifs aurait surement le premier prix1. En paraphrasant Samuelson, on pourrait dire que si l’on organisait aujourd’hui le concours du concept le plus esthétique en économie, celui de rationalité aurait certainement le premier prix.   

La théorie du choix rationnel est ce qui constitue l’économie comme Science quasiment impénétrable aux autres sciences sociales. C’est qu’en fondant son principal domaine sur ce qui est mathématisable, elle se prend pour une science dure, donc dans la vulgate pseudo-savante, supérieure à toutes les autres sciences sociales. Mais par la même elle se ferme aux autres disciplines. Constituée ainsi en forteresse, elle croit pouvoir poursuivre un chemin tranquille à l’abri des intrusions du politique, du social, de l’humain en bref de tout ce qui pourrait la rendre pertinente. Elle fournit ainsi une réponse facile, mais peu satisfaisante à la question posée par Robb, qui est à bien des égards une question existentielle.

De l’importance de l’hypothèse de rationalité

Arrow dans de nombreux écrits souligne que l’hypothèse de rationalité est une hypothèse faible et que la plupart des conclusions des théories économiques sont dues à d’autres ingrédients – d’autres hypothèses, le type de contrainte budgétaire considéré, notamment, et autres paramètres ad hoc, comme dirait Robert Lucas Jr. – introduits presque subrepticement dans les modèles que nous utilisons. Et en fait que nous dit l’hypothèse ? L’individu cherche à faire pour le mieux de ses intérêts, compte tenu de ses préférences (dans la mesure où il sait les ordonner), de l’environnement qu’il perçoit (plus ou moins bien) et des contraintes auxquelles il est soumis. Elle est sous cette forme, assez neutre, voir anodine. D’autres hypothèses jouent un rôle autrement important. L’hypothèse de l’agent représentatif est par exemple bien commode pour que les fonctions de demande aient la forme désirée pour aboutir à un prix, ou celle du démon de Maxwell (le secrétaire du marché) qui harmonise ex ante les plans des participants au marché (vitesse infinie d’adaptation des prix). L’exemple donné par Robert Solow de l’individu tombant du 70ème étage d’un immeuble répondant à un autre individu se trouvant à un étage moins élevé et qui lui demandait de ses nouvelles, que tout allait bien jusque-là, la contrainte de la loi de la pesanteur étant prise en compte, illustre bien ce que nous dit Arrow.

Arrow ajoute que le calcul est plus que complexe, il est le plus fréquemment impossible2. Ce qui importe en effet dans la détermination du résultat d’une action, n’est pas tant notre propre rationalité que celle des autres et nous le savons. Cela nous conduit quasiment à un théorème d’impossibilité quant à notre capacité à procéder à des choix éclairés. Car il n’existe à ce jour aucun ordinateur capable de résoudre un problème d’optimisation lorsque compte est tenu de la rationalité des autres. Comment choisir si nous n’avons la moindre idée des conséquences de notre choix ?

Mais ce n’est pas la voie que Robb emprunte pour prendre ses distances avec La théorie du choix rationnel. Robb est pragmatique ; il est à la fois un scientifique et un ingénieur. Cela ne laisse aucune place pour le dogmatisme. Pourquoi, en effet, se priver d’un instrument alors qu’il pourrait encore servir, et que nous n’avons rien de comparable à mettre à sa place. Cela d’autant plus que nous savons les défauts de cet instrument : vision mécanique du monde, déshumanisation de l’autre, et approche statique du mouvement. Cet oxymore n’exprime que l’incapacité de la théorie à prendre en compte le passage du temps. Nous savons qu’Il n’existe pas de théorie qui puisse épuiser la réalité. Claude Lévi-Strauss écrivait « plus la science progresse, mieux elle comprend pourquoi elle ne peut aboutir » (à expliquer totalement le monde). Plus nous progressons en effet et mieux nous percevons l’étendue de notre ignorance. C’est dire que les théories resteront toujours partielles et donc partiales.

George Akerlof a tenté d’échapper, tout en restant dans le cadre de la théorie de la rationalité, aux conclusions trop positives, et même idéologiques, auxquelles nous conduit ce cadre3. Il propose alors de rajouter un objectif au problème d’optimisation : les gens veulent être riches et célèbres, « et célèbres n’étant pas redondant ». En ce cas l’équilibre qui s’ensuit n’est pas un optimum puisqu’il est caractérisé par l’existence de chômage involontaire. Cette irrationalité involontaire du calcul rationnel est ce qui milite en faveur d’une autre approche : pourquoi, en effet, rester prisonnier du calcul ?

La rationalité limitée à la Simon suppose que l’agent cherche une solution satisfaisante faute d’avoir les moyens cognitifs d’optimiser. Elle va dans la direction d’une plus grande liberté de l’individu puisqu’il trouve une solution satisfaisante, sans avoir à rechercher un optimum inatteignable et, en ce sens, elle est une combinaison (un compromis) entre la théorie des choix rationnels et celle des actions libres – appelons les ainsi pour l’instant. Mais parce que les problèmes d’information ou de savoir ne sont pas, en ce livre, ce qui intéresse Robb, Il veut que son schéma s’applique même à l’individu qui choisit en toute connaissance de cause. La volonté d’agir, le passage à l’acte, sont au centre de son projet de recherche.

Les actions pour elles-mêmes : l’exercice de la volonté

Il propose d’ajouter à la catégorie des actions rationnelles celle des actions entreprises pour elles-mêmes, (For Itself). L’auteur écrit que « chaque action pour elle-même est entreprise pour elle-même sans considération de l’existence d’alternatives meilleures » (“Each for-itself action stands for itself without regard to whether it is better than some alternative”). Cette catégorie englobe l’ensemble des actions qu’aucun calcul d’optimisation nous aurait conduit à entreprendre, mais que nous entreprenons parce que nous les trouvons bonnes en elles-mêmes. Il faut comprendre le pour elles-mêmes, non pas comme désignant la « volonté » de l’action, mais le désir ou l’impulsion qui nous pousse à la réaliser, indépendamment de ses conséquences. Ce sont des actions libres – qui ne peuvent résulter d’un calcul d’optimisation. C’est ce que dit en substance Fiodor Dostoïevski auquel Robb se réfère : « l’homme , quel qu’il puisse être, a toujours et partout aimé agir comme il le voulait et pas du tout en vertu de ce que la raison et le profit exige, et peut même vouloir contre son propre profit » (“man, whoever he might be, has always and everywhere liked to act as he wants, and not at all as reason and profit dictate; and one can want even against one’s own profit…”)². Aristote ajouterais : « cela peut bien être au détriment de son profit, mais surement pas à celui d’un but que l’homme considère comme étant supérieur, par exemple , sa liberté ». En d’autres termes l’homme poursuit une pluralité d’objectifs, non nécessairement liés, et pas seulement l’optimisation d’une fonction d’utilité.

Il me semble que si les théoriciens de la rationalité avaient bien compris la (faible) portée de leur hypothèse, d’autres en ont fait le deus ex machina de l’économie de marché, comme si par exemple, l’hypothèse de rationalité avait une importance première relativement à l’hypothèse d’atomicité pour nous conduire au plein emploi. Une économie de la rente n’est pas destinée à atteindre un optimum parétien. Cela signifie que Robb attire aussi notre attention sur les conséquences de l’incomplétude de la théorie des choix rationnels, et qu’il cherche par le nouveau domaine qu’il introduit à réduire cette incomplétude.

Et puis, il y aurait tant à dire sur la fonction à optimiser et sur le type de décision auxquelles elle peut conduire. Nous pouvons d’abord faire semblant d’avoir été rationnel : comme le dit Robb, « nous agissons souvent d’abord, ensuite nous inventons une raison pour cette action, que nous décrivons habituellement en termes de recherché de plaisir ou d’évitement de la douleur » (“We often act first, then invent a cause for that action, which we usually describe in terms of seeking pleasure or avoiding pain”)4. Et qui pourrait nous contredire, car comme le dit en substance Milan Kundera, la vie ne repasse pas les plats. Robb se réfère au criminel qui s’invente un motif de brigandage pour justifier son acte, dans Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche. L’action décrite ici fait partie des actions pour elles-mêmes, plutôt que d’un quelconque processus d’optimisation. Elle me fait penser au comportement du héros de Albert Camus dans L’étranger, même si elle s’en distingue, le personnage de Camus ayant du mal à trouver une raison pour expliquer son geste, ou une quelconque justification, même s’il l’a accompli librement. Il n’est pas seulement détaché de la rationalité, mais étranger au monde.

Mais ce n’est pas tant ce type d’acte qui constitue le domaine des actions pour elles-mêmes. Ce domaine inclue toutes les actions pour lesquelles, on ne veut ou on ne peut appliquer le calcul économique. Ces actes pour être occasionnels dans l’esprit de l’auteur n’en sont pas moins fréquents. Ils ne s’inscrivent pas dans une routine, ce qui les rend d’autant plus importants : « these projects make sense only if we accept that an activity can matter beyond its ostensible purpose »5. Par exemple un professeur cherchera à améliorer son cours, même si son amphithéâtre est déjà surpeuplé, ou un étudiant cherchera à obtenir un meilleur classement à ses examens de fin de diplôme, même s’il a déjà un emploi. Ils peuvent aussi procéder de l’impulsion telle que l’aide apportée à une personne pauvre, alors qu’il pourrait exister d’autres personnes ayant des besoins plus urgents et que l’on pourrait aider. Ils peuvent relever des sentiments, tel le réflexe qui nous pousse à nous mettre en danger pour sauver une personne que nous aimons, sans autre forme de réflexion. Ils peuvent aussi résulter d’une sorte de jeu ou de défi lancé à soi-même lorsque l’on cherche à dépasser ses limites ou à travailler plus que nécessaire alors qu’aucun calcul fondé sur l’intérêt ne peut le justifier. Il est vrai que la théorie ne prend pas en compte le fait que le travail ne soit pas, ou pas seulement, une désutilité, mais aussi et surtout un moyen d’accomplissement de soi. Qu’il procure des satisfactions dont les effets importent pour le système économique (accroissement de la propension à innover, accroissement de la productivité), comme l’a souligné à maintes reprises Ned Phelps6, qui se trouve être un ami proche de Robb.

La procrastination pourrait aussi passer pour irrationnelle. Mais en réalité elle appartient souvent au domaine des « actions » pour elles-mêmes : elle a certes pour effet d’augmenter l’anxiété de ceux qui s’y adonnent, mais rend le jeu plus excitant puisqu’elle y introduit une part de danger, en même temps qu’elle accroît l’importance du défi à soi-même. Il faut bien aussi tenir compte de l’homo ludens. L’homme n’est pas, ne peut être unidimensionnel.

Il existe, d’autre part, des décisions où l’on ne peut utiliser le calcul rationnel, celles ou les éléments du choix sont incommensurables et qu’aucun principe moral a priori ne permet de trancher, comme le problème du chariot (trolley) le montre. On pourrait imaginer que le choix entre tuer un homme ou laisser cinq personnes mourir relève de l’arbitrage classique qui est constitutif de la théorie de la rationalité. Mais tel n’est pas le cas car il n’existe aucune variable qui au-delà d’une certaine valeur nous ferait passer de l’autre côté de la balance.

Robb nous dit aussi le peu d’importance qu’il accorde à la gestion de ses finances personnelles. Certes il s’agit ici d’un comportement largement partagé par les bourreaux de travail (workaholics), mais dans le cas de l’auteur, directeur exécutif d’un fonds d’investissement, il revêt une dimension particulière. Pourquoi n’essaye-t-il pas de s’appliquer à lui-même les méthodes qu’il utilise avec succès pour ses clients investisseurs ? En bref, pourquoi n’applique-t-il pas ce qu’il a appris à Chicago augmenté de ce que lui enseigne sa pratique, à la gestion de ses finances personnelles ? « Cordonnier est le plus mal chaussé » répond le dicton populaire en France. Cela signifie que ce type de comportement est largement répandu : les experts d’un domaine n’utilisent que rarement leur propre expertise pour régler les problèmes personnels auxquels elle s’applique. Cela signifie que les actions pour elles-mêmes représentent un domaine relativement large et qu’elles constituent des exceptions fréquentes et importantes au principe de rationalité. Il devient, on le voit, de plus en plus difficile, grâce à l’apport de Robb, de faire de la rationalité la mesure de toute chose, la pierre angulaire de l’économie de marché.

On pourrait résumer ces réflexions comme soulignant ce qu’il faut d’irrationalité (au sens des écarts à la Doxa) pour être rationnel. Car, en effet, elles nous disent que fréquemment (le plus souvent) les gens ont d’autres motivations que celles de leur propre intérêt égoïste, allant même parfois jusqu’à se comporter comme s’ils vivaient en société. Que devient le problème d’optimisation, en effet, lorsque le bien être des autres devient un argument de la fonction à maximiser. Ces considérations nous éloignent de l’économie de Robinson Crusoé où il est difficile d’imaginer une place pour la confiance et l’altruisme.

C’est cette dimension humaine, ni rationnelle, ni irrationnelle que Robb nous invite à considérer. C’est une voie orthogonale au concept de rationalité, mais qui nous constitue en tant qu’être sociaux. Comme notre attachement à nos croyances, qui peut nous attirer vers les eaux troubles des rigidités, mais qui est indispensable à notre construction en tant qu’hommes.

En effet, les croyances nous conduisent à penser que chaque pays visité ressemble au précédent, que ce que l’on y découvre de nouveau est peu de chose relativement au poids du passé qui nous a façonné. La transmission des croyances nous rend myopes, en quelque sorte, devant le foisonnement d’innovations qui nous entoure, mais elle nous est indispensable. Elle nous freine, certes, mais elle nous équilibre en même temps. Et puis les individus ne sont pas à ce point bornés pour ne pas changer leurs croyances lorsque qu’elles s’avèrent erronées.

On pourrait aussi imaginer que les personnes poursuivent un autre objectif que celui de l’optimisation de leurs fonctions d’utilité. Le bien-être me semble être un objectif naturel, mais ses déterminants (je parle des déterminants objectifs et non de ses fondements subjectifs) ne recoupent que très partiellement ceux de l’utilité et, de surcroît, ils ne sont pas quantifiables ou pas encore quantifiés : parmi eux la sécurité, la confiance dans les autres, la dignité de l’emploi, la participation à la vie de la cité etc. L’exemple de la malédiction du gagnant à la loterie s’explique aisément en termes de bien-être. Le bouleversement du mode de vie dû à l’accroissement de la richesse du vainqueur peut réduire son capital social en le coupant de son milieu d’origine avant qu’il n’ait eu le temps de s’intégrer dans un autre milieu, s’il y parvient. Il faut noter d’ailleurs qu’au-delà d’un certain niveau de revenu une augmentation de ce dernier n’affecte pas le bien-être. Aussi peut-être que la plupart des actions accomplies pour elles-mêmes, participent-elles davantage à l’augmentation du bien être qu’à celle de l’utilité. Mieux encore elles peuvent améliorer le bien-être alors même qu’elles réduisent l’utilité, ou plutôt la valeur de la fonction d’utilité. A priori, l’esprit calculateur procure moins de bien-être que la liberté d’agir. J’exprime ici une intuition – les actions pour elles-mêmes contribuent davantage au bien-être parce qu’elles s’affranchissent de la seule domination du calcul – mais ce n’est qu’une intuition.

Retour à l’existentialisme

Robb nous dit ne pas vouloir rejeter la théorie des choix rationnels. Sa thèse est que les deux approches sont simultanées et qu’aucune ne peut éclipser l’autre. Le terme est je le crois volontairement ambigu. L’auteur veut éviter de dire qu’elles définissent des univers parallèles, celui du calcul, et celui de l’action spontanée, de ce que l’on fait « parce qu’on en a envie », « parce qu’on en a la volonté » ; envie ou volonté ne sont pas, ou pas nécessairement, consubstantielles au calcul.

L’analyse comportementale qui conduit à des biais, pouvant s’autocorriger, appartient avec la théorie des choix rationnels au domaine du mathématisable. Mais l’action pour elle-même ? au domaine de la philosophie, de la psychologie, de la psychanalyse ou plus généralement à celui des sciences cognitives ? Rien de cela ou en un sens tout cela à la fois répond Robb, si on en augmente l’ensemble du besoin d’agir. « A un moment il nous faut arrêter de calculer et agir » nous dit l’auteur. Il se réfère à Keynes avec son « urgence spontanée pour l’action » ou ses « esprits animaux ». Keynes en appellerait par ces formules à l’exercice de la volonté qui se trouve au cœur de l’action. Et il veut aussi souligner que la géométrie de l’économie n’est pas nécessairement euclidienne, comme tout ce qui précède tend à le montrer.

En fait le livre de Robb est un essai philosophico-économique. Ce ne sont pas les références philosophiques qui ponctuent son texte, mais son message qui me font l’affirmer: exercice de la volonté, liberté de choisir sans que le choix ne soit prédéterminé par des contraintes que l’on s’est imposé dans le passé, esthétique et plénitude de l’action pour elle-même, bref tout ce qui permet à l’homme d’échapper à une condition de robot calculateur et de devenir libre.

De fait l’auteur introduit l’existentialisme en économie, là où cette philosophie a une place privilégiée, le choix. Robb ne pourrait-il pas reprendre à son compte cette phrase de Jean-Paul Sartre : « Est-ce qu’au fond, ce qui fait peur, dans la doctrine que je vais essayer de vous exposer, ce n’est pas le fait qu’elle laisse une possibilité de choix à l’homme ? »7

L’existentialisme de Sartre ou de Heidegger est athée. En l’absence de Dieu, il y a alors au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, c’est l’homme ou la réalité-humaine. « Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après », écrit encore Sartre. Les fondements de l’existentialisme peuvent être approchés de façon simple. Lorsqu’un artisan produit un objet, un coupe papier pour reprendre l’exemple de Sartre, il le faits selon un concept, des recettes et un modèle bien défini. Et il sait à quoi servira cet objet. « L’essence, c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualite?s qui permettent de le produire et de le de?finir, précède l’existence ». Absent le grand architecte, l’homme existe d’abord et ce n’est qu’ensuite qu’il peut se construire.

L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait8.

Les actions pour elles-mêmes sont celles où l’homme est libre, celle qui lui permettent de se définir. Elles procèdent de la réalité humaine.

La parenté avec la pensée de l’auteur est saisissante. Il me semble remarquable que Robb dans cet essai brillant ait pu donner une traduction économique de l’existentialisme, en partant de prémisses apparemment très éloignées : la théorie des choix rationnels. En même temps sa contribution est concrète ; elle nous permet d’inclure dans la théorie des choix des éléments de la vie quotidienne qui lui avaient largement échappé. Les actions pour elles-mêmes

ne sont ni rationnelles ni irrationnelles, mais plutôt des actes isolés de volonté que personne, même pas l’individu qui les entreprend ne peut prédire. Chacune de ces actions vaut par elle-même—c’est pourquoi j’ai commencé à me référer à ce domaine de l’activité humaine (are neither rational nor irrational, but rather one-time acts of will that no one, not even the individual who undertakes them, can predict. Each of these actions stands for itself — so that’s how I began to refer to this entire realm of human activity)9.
Endmark

  1. « If theories, like girls could win beauty contests, comparative advantage would certainly rate high ». Paul Samuelson, Economics (New York : McGraw-Hill, 1970), 656. 
  2. Kenneth Arrow, « Rationality of Self and Others in an Economic System », The Journal of Business 59, no. 4, « Part 2 : The Behavioral Foundations of Economic Theory » (1986) : S385–S399. 
  3. George Akerlof, « A Theory of Social Custom of Which Unemployment May Be a Consequence », The Quarterly Journal of Economics 94, no. 4 (1980) : 749–75. 
  4. Richard Robb, Willful : How We Choose What We Do (New Haven : Yale University Press, 2019), 18. 
  5. Robb, Willful, 30–31. 
  6. Edmund Phelps, Mass Flourishing : How Grassroots Innovations Created Jobs, Challenge and Change (Princeton : Princeton University Press, 2013). 
  7. Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (Paris : Nagel, 1946). 
  8. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme
  9. Robb dans Andy Fitch, « Beyond Explanations for All Choice : Talking to Richard Robb », BLARB, 12 décembre, 2019. 

Jean-Paul Fitoussi is Professor Emeritus at the Institut d’études politiques de Paris, and Professor at Luiss Guido Carli University.


More from this Contributor

More on Economics


Endmark

Copyright © Inference 2024

ISSN #2576–4403