La colère monte contre les banques centrales et la politique monétaire dans laquelle elles s’enferrent depuis maintenant huit années. Le constat est clair : ça ne marche pas. Néanmoins, elles se refusent à changer de cap, persuadées que ce n’est qu’une question de patience : ça finira bien par marcher ! Et c’est ainsi que nos économies s’enfoncent dans un invraisemblable univers de taux négatifs, cependant que les couloirs bruissent de bruits insistants sur le recours à des mesures de plus en plus extrêmes telles Helicopter money ou l’interdiction du cash.
Dans ce contexte, le livre de Mervyn King – paru en mars 2016 – est un événement. C’est en effet la première fois qu’un aussi éminent personnage (il fut pendant dix ans, de 2003 à 2013, le numéro un de la Banque d’Angleterre et, à ce titre, directement impliqué dans l’ensemble des décisions prises pour gérer la crise) se fait le porte-parole de critiques aussi précises à l’encontre des approches théoriques et méthodologiques qui structurent le système de pensée macroéconomique contemporain. Pour King : « La crise soulève de profondes questions à propos des fondements des modèles économiques utilisés par les banques centrales dans le monde ».1
Paul Krugman, le Prix Nobel d’économie 2008, ne s’y est d’ailleurs pas trompé : dans une critique parue dans la New York Review of Books, il s’étonne de le voir prendre autant de distance vis-à-vis de l’économie mainstream dans le cadre de laquelle s’inscrivent tous les grands modèles de prévision actuels2.
L’image d’un économiste rebelle
Ses critiques sont particulièrement bienvenues. Par exemple, lorsqu’il y dénonce l’approche purement statistique du risque, alors que la réalité des phénomènes sociaux relève plutôt du domaine de l’incertitude radicale (analysée par Frank Knight dès le début des années 19203) : « Au cœur de la macroéconomie moderne se trouve l’illusion que l’incertitude peut se limiter à la manipulation mathématique de probabilités connues »4.
Ou lorsque, renouant avec l’intuition d’un de ses illustres prédécesseurs à la London School of Economics, le professeur Hayek, il déplore l’impérialisme des modèles d’équilibre général fondés sur le dogme d’une rationalité optimisatrice réductible en équations mathématiques5. Il leur reproche en effet de perdre de vue que, dans le monde réel, la rationalité n’exclut pas la méthode heuristique : c’est-à-dire d’utiliser des règles empiriques issues de l’expérience ou de la tradition plutôt que de rechercher toute l’information nécessaire pour faire un choix fondé sur une démarche d’optimisation : « Les heuristiques ne sont pas des déviations par rapport à la vraie solution optimale, mais des éléments essentiels d’une boîte à outils pour faire face à l’inconnu »6.
De cette double critique épistémologique il serait tentant d’en déduire que l’ancien Gouverneur présente aujourd’hui un profil d’économiste plus néo-libéral que keynésien – ainsi que le suggère par ailleurs l’usage d’autres expressions clairement empruntées au vocabulaire traditionnel des économistes néo-autrichiens : « Notre incapacité à anticiper toutes les éventualités possibles signifie que nous – les ménages, les entreprises, les banques, les banques centrales et le gouvernement – ferons des jugements qui se révèlent être des ‘erreurs’ » (cette notion d’erreurs a longtemps été la marque caractéristique de la théorie autrichienne du cycle)7. « Le problème n’est pas seulement celui de la complexité mais aussi de la prétention de savoir » (The Pretense of Knowledge est le titre du discours de réception du prix Nobel d'économie Friedrich Hayek en 1974)8.
En réalité, ce serait une méprise. Le discours de ce livre est en effet plein de paradoxes. Si l’auteur vise clairement à se créer une image d’économiste non-orthodoxe se rebellant contre le confort d’une pensée dominante, il est non moins certain qu’il évite d’aller trop loin dans la transgression. Quoi qu’en dise Krugman, la plupart de ses développements restent solidement ancrés dans le socle conventionnel de l’économie mainstream.
La crise : King complète Bernanke
Ceci est particulièrement visible dans son analyse de la crise financière et des politiques monétaires qui l’accompagnent. Il ne partage pas la langue de bois des banques centrales. Il ne mâche pas ses mots pour exprimer ses doutes quant à l’efficacité de leurs stratégies d’ajustement quantitatif (quantitative easing). « Les banques centrales se sont piégées elle-mêmes une politique de faibles taux d’intérêt en raison de la conviction qu’elles ont que la solution à la faiblesse de la demande est toujours plus de stimulant monétaire » souligne King9.
Il n’en reste pas moins qu’il reprend pour l’essentiel la thèse de son ancien confrère Ben Bernanke : la crise est principalement le produit d’un excès d’épargne mondiale (Global Savings Glut) provoquée par l’accumulation massive d’excédents commerciaux en Asie et dans les pays émergents. Cet excès d’épargne (lié à la dynamique de mondialisation) est la conséquence de leur choix pour des politiques de développement mercantilistes soutenues par une sous-évaluation de leurs monnaies vis-à-vis du dollar. Il est la cause d’une forte chute des taux d’intérêt. Combinés avec la déréglementation financière des années 1990, les taux bas ont alors provoqué une montée massive de l’endettement privé et public, incitant notamment les agents économiques à adopter des comportements de plus en plus spéculatifs – d’où la méga-bulle dont l’implosion a déclenché une méga-crise bancaire qui, à son tour, a dégénéré en grande récession.
D’une manière fort heureuse, il l’enrichit et la complète en s’appuyant sur des concepts plutôt étrangers au langage keynésien usuel. Par exemple lorsque, pour rendre compte de l’incapacité du système à revenir, au bout de huit ans, à une croissance « normale », et cela malgré des injections massives de monnaie de base, il s’appuie sur le concept très friedmanien de revenu permanent10 et redonne une place centrale aux notions de préférence temporelle11 et de malinvestissement12, deux autres éléments qui confirment, eux aussi, une surprenante filiation avec les économistes de l’École autrichienne (qui ne sont pourtant jamais cités, même pas dans les notes d’accompagnement).
Son hypothèse est que la crise a rendu les consommateurs conscients que le rythme de progression de leurs dépenses auquel ils s’étaient habitués depuis un certain nombre d’années (et qui était soutenu par l’endettement, c’est-à-dire en puisant dès aujourd’hui sur leur épargne future) n’était plus soutenable. En effet, plus le temps passe, plus on anticipe sur ces dépenses futures pour soutenir la demande actuelle, plus celles-ci vont faire défaut pour nourrir la demande de demain, entraînant ainsi une révision à la baisse des anticipations de revenus futurs qui à son tour va inciter les consommateurs à réduire leurs dépenses. D’où un mouvement itératif dont la conséquence est de ramener l’économie sur un trend durable de croissance de plus en plus molle, faute de demande. « L’impact de la crise a été d'éveiller débiteurs et créanciers – ménages, entreprises et gouvernements – à la dure réalité que leurs précédentes dépenses étaient fondées sur une évaluation irréaliste de leurs revenus futurs » note King13.
L’hypothèse est intéressante, bien que, comme le souligne perfidement Krugman, il lui manque encore d’être validée par les mathématiques d’un modèle formel :
Je soupçonne que c’est exactement le genre de situation dans laquelle les mots seuls peuvent créer une illusion de cohérence logique qui disparaît dès que vous essayez d'en donner une formulation mathématique14.
Globalement, on reste cependant dans les limites d’un paradigme classique où tout se ramène à la demande globale et à sa gestion.
Ceux qu’il ignore
Il est d’ailleurs significatif d’observer qu’on ne trouve dans le livre quasiment aucune mention, même pas en allusion, aux autres pistes de recherches alternatives qui se développent aux marges de la pensée académique dominante15.
Parmi les travaux les plus prometteurs, il y a notamment ceux menés à Genève par les économistes de la Banque des réglements internationaux (BRI) dont King, en tant que Gouverneur de la Banque d’Angleterre, était l’un des administrateurs16. Dans un passage sur la montée des déséquilibres financiers mondiaux, il se réfère aux observations de l’un d’entre eux (Hyun Song Shin)17. Mais ce qu’il ne dit pas de cette équipe est beaucoup plus important que ce qu’il en retient.
La BRI est en effet le lieu où s’élabore un nouveau modèle théorique et empirique de représentation de l’économie mondialisée dont les premières expériences de simulation donnent apparemment des prévisions plus performantes que celles des modèles sur lesquels repose toujours, de nos jours, l’action des banques centrales18. Or, ces résultats découlent de l’apport d’hypothèses très différentes comme par exemple19 :
- un abandon du postulat keynésien de neutralité à moyen/long terme de la monnaie ;
- l’adjonction de variables monétaires et financières de moyen/long terme dont la dynamique n’était jusqu’à présent jamais prise en compte dans la construction des prévisions (par exemple le montant de la dette, les ratios d’endettement, ratio de levier financier, etc.) ;
- une remise en cause de la fixation obsessionnelle des banquiers centraux sur le risque de déflation20 ;
- une modélisation des relations économiques et financières internationales qui met en lumière l’inadéquation foncière des modèles actuels au nouvel univers d’une économie financièrement et monétairement globalisée (émergence d’un Global Wholesale Money Market)21.
Dans la représentation standard de la croissance économique, l’économie progresse en ondulant irrégulièrement, avec une périodicité cyclique de l’ordre de sept années, autour d’un trend de long terme représenté par une droite. Le rôle de la banque centrale est de veiller à ce que, par le maniement des taux d’intérêt, sa progression effective ne s’écarte pas trop, au-dessus ou au-dessous, de ce trend. En complément de ce schéma, les recherches des économistes de la BRI mettraient en évidence l’existence d’un cycle financier de seize à vingt ans dont le moteur serait le caractère asymétrique des interventions monétaires : les banques centrales baissent toujours les taux davantage et plus vite qu’elles ne les remontent quand c’est nécessaire22. Il en résulte qu’aux classiques cycles d’expansion/récession conjoncturels se combinerait sur le long terme une accumulation de déséquilibres financiers dont l’origine est endogène au fonctionnement de l’économie et qui, un jour, doivent nécessairement craquer23. Ce qui s’est produit en 2007–2008.
Les recherches de la BRI ne sont pas les seules à remettre en cause, neuf ans après les événements, le narratif très politiquement correct auquel s’en tient l’ancien Gouverneur anglais. Il faudrait aussi citer les travaux, moins connus, de ceux qui, sur la blogosphère, s’identifient sous l’appellation de Market Monetarists24.
Il s’agit d’universitaires et de chercheurs disciples de Milton Friedman qui développent une version sensiblement modifiée du monétarisme. Observant que la vitesse de circulation de la monnaie est beaucoup plus variable que le posaient les équations de Friedman, ils constatent que les aggrégats monétaires ne sont pas de bons compteurs pour donner une indication fiable de la situation monétaire d’un pays. Il en va de même pour le rôle que les keynésiens font jouer aux taux d’intérêt comme mécanisme de ciblage et d’étalonage de leurs interventions. Il en résulte que les banques centrales se retrouvent aujourd’hui dans une position qui n’est guère différente de celle d’aveugles ne disposant que de cannes bancales pour s’orienter. D’où une vision contestataire de la crise qui, se fondant sur une analyse chronologique détaillée des événements25, lie l’origine de la Grande récession non aux effets de la crise bancaire mais à une série d’erreurs de la Federal Reserve américaine causées par de mauvais outils et une perception défectueuse de la situation réelle de l’économie avant Lehman26. Ainsi que le résume l’économiste danois Lars Christensen, « Le point de vue des principaux Market Monetarists est que la Grande Récession est moins le résultat d’une crise bancaire que celui d’une politique monétaire trop sévère »27.
Aujourd’hui encore, tout le monde croit que les nouvelles politiques monétaires noient le monde sous les liquidités. En réalité, nous disent ces nouveaux monétaristes, c’est l’inverse. L’atonie persistante de la reprise s’explique principalement par l’impuissance de ces politiques à produire suffisamment de monnaie de base pour compenser la puissante pression déflationniste que les nouvelles législations prudentielles (type Bâle III ou Dodd-Frank)28 exercent sur l’offre bancaire globale29.
Certains commentateurs anglo-saxons ont présenté le livre de King comme une excellente introduction résumant ce qu’il faut savoir sur les débats en cours à propos des banques et de la politique monétaire. Un ouvrage faisant autorité. Il est effectivement bien construit, de lecture accessible. Le tout forme un ensemble cohérent. Ce n’en est pas moins un ouvrage partial et unilatéral. Son grand défaut est de ne même pas laisser suspecter que la science économique contemporaine est en état de profond désarroi, mais aussi de critique et de reconstruction susceptible d’annoncer la venue d’une possible révolution intellectuelle. Autrement dit, il fait autant œuvre de désinformation que d’information.
Changer les banques centrales
S’il en est ainsi c’est parce qu’en fait l’auteur a une idée très précise du genre de révolution qu’il aimerait voir émerger. « La réforme des banques et de la monnaie ainsi que des institutions de l'économie mondiale ne verra le jour que sous l'effet d'une révolution intellectuelle » remarque King30.
Au-delà des analyses sur la crise, la véritable finalité de son livre est de présenter un ambitieux projet de réforme bancaire et monétaire qui permettrait de mettre fin à la capacité des banques à créer de la monnaie en tirant parti de leur liberté commerciale – ce qu’il désigne par le terme d’alchimie bancaire (cf. le titre de l’ouvrage).
Brièvement formulée, la réforme consisterait à faire évoluer la fonction de prêteur en dernier ressort des banques centrales vers un nouveau rôle de Pawnbroker for all seasons – c’est-à-dire de prêteur sur gages sur le concours duquel les banques pourraient toujours compter – avec pour conséquence de contraindre les banques à se soumettre à un régime de réserves quasiment portées à 100 %31. Dans ce nouveau régime, les banques connaissant des difficultés temporaires de trésorerie seraient par avance assurées d’obtenir un soutien en liquidités, mais seulement dans le cadre de contrats préalables fixant de manière précise les types de sécurités collatérales qu’elles s’engagent à maintenir en dépôt à la banque centrale, et les conditions de décotes (haircuts)32. Elles sécuriseraient leurs ressources courtes, mais elles ne pourraient plus librement transformer leurs ressources courtes en placements longs et risqués. Ainsi, en cas de course aux guichets des déposants, elles n’auraient plus à craindre de se retrouver dans l’impossibilité de répondre aux demandes de retraits. Et les déposants, eux-mêmes, n’auraient plus de raison de se précipiter vers leurs banques pour demander le remboursement de leurs dépôts (bank runs). On mettrait ainsi fin à « La transmutation des dépôts bancaires à valeur sûre - c’est à dire ayant valeur de monnaie - en actifs risqués illiquides qui, » précise King, « est le propre de l’alchimie bancaire et monétaire »33.
Selon lui, ce dispositif aurait pour avantage de corriger l’instabilité caractéristique de tout système bancaire fondé sur un principe de monnaie fiduciaire à réserves fractionnaires34. Il mettrait ainsi un terme au mécanisme qui est la cause des grandes fluctuations économiques, donc la source première de toutes les crises – y compris celle-ci –, et qui, précise-t-il, représente depuis sa naissance le talon d’Achille du capitalisme.
Retour sur un vieux débat
L’idée est loin d’être nouvelle. En s’engageant dans cette voie, il ressuscite un vieux débat qui divise régulièrement le petit monde des économistes depuis plus de deux siècles : réserves à 100 % ou réserves fractionnaires ?35
Fort de sa carrière à la London School of Economics et à l’Université américaine de Yale, le professeur King considère ce problème comme définitivement résolu. Il ne fait aucun doute pour lui que la science et l’expérience historique ont tranché en démontrant le caractère intrinsèquement instable et porté aux crises des systèmes de monnaie fiduciaire à réserves fractionnaires. D’où, nous dit-on, l’indispensable recours à une banque centrale dont le métier est de réguler l’approvisionnement des banques en liquidités en fonction des fluctuations du cycle économique et de l’évolution de la demande de monnaie. Et c’est ainsi, est-il ajouté, que les banques centrales se sont progressivement vues confiées les responsabilités qui sont aujourd’hui les leurs.
Ce narratif est celui que l’on retrouve dans l’ouvrage de l’ancien gouverneur. A priori celui-ci est, par expérience, plutôt bien placé pour savoir de quoi il en retourne. Sauf qu’en réalité, sur le plan scientifique, le débat n’a jamais été définitivement tranché. Longtemps confiné à un cénacle très restreint d’universitaires marginaux, celui-ci a refait surface avec l’apparition de recherches originales centrées sur l’étude de régimes bancaires atypiques caractérisés par l’absence de monopole d’émission monétaire centralisé (régimes de banque libre)36. Or, ces travaux révèlent une histoire sensiblement différente de la version standard que l’on trouve dans les manuels.
Pour illustrer les raisons de son opposition à la libre création privée de monnaie par le mécanisme du crédit, il évoque l’expérience de la Free Banking Era américaine qui dura vingt-sept ans, entre 1837 et 1864 – époque marquée par de nombreuses faillites de banques et de fréquentes crises financières. C’est un épisode bien connu des ouvrages d’histoire monétaire. Mais il s’avère qu’utiliser l’expression « banque libre » pour qualifier le régime de cette époque est en fait une totale tromperie. Ce régime était peut-être plus libre que celui qui l’avait précédé ; une décision du Président Andrew Jackson de 1836 ayant supprimé l’obligation faite aux banquiers d’obtenir des législatures locales le vote d’une autorisation formelle d’exercice (Charter). Mais en réalité, les banques d’alors restaient soumises à une législation extrêmement restrictive leur interdisant par exemple de développer des réseaux de succursales (principe one bank, one branch only), ou leur imposant de placer leur réserves exclusivement en obligations de l’état qui leur avait délivré leur autorisation. On était loin, très loin de ce que les économistes d’aujourd’hui entendent par « banque libre » – à savoir, un système concurrentiel de banques privées émettant librement de la monnaie, sans aucun régulateur monétaire ni financier. Utiliser cet exemple très particulier comme argument pour faire le procès d’un régime monétaire qui en réalité n’avait rien à voir, n’est pas très honnête – ou, à tout le moins, révèle un manque d’information, et donc une certaine légèreté de la part de l’auteur.
Il en va de même du grand krach bancaire de 1907, mentionné dans les manuels et par King lui-même, comme l’un des archétypes de ce qui se passe lorsqu’une économie de marché fonctionne en l’absence des interventions régulatrices d’un organisme monétaire central (la création de la Réserve Fédérale américaine ne datant que de 1913). Or, grâce au retour de l’intérêt des économistes pour les sources historiques, il est aujourd’hui établi que la cause principale du krach résidait précisément dans cette législation bancaire malthusienne qui empêchait les banques de développer des réseaux de succursales, non seulement dans tout le pays, mais aussi dans leur propre État.
Il est tout de même surprenant que cet éminent professeur ne montre aucune marque d’intérêt ni même de curiosité pour de tels travaux, et continue de se reporter sans aucune démarche critique à des séries d’arguments reproduits de génération en génération.
Ces recherches démontrent en effet que ces arguments reposent sur des clichés dont la solidité des fondements analytiques et empiriques est contestable. Par exemple, elles mettent en lumière que le plaidoyer habituel pour justifier l’existence de banques centrales repose sur une accumulation de fables concernant l’histoire des paniques bancaires et financières au XIXe siècle37 ; que les épisodes de contagion systémique sont en fait rarissimes – pour ne pas dire inexistants38 ; ou que la règle « les crédits font les dépôts » ne conduit à la création de monnaie ex nihilo (et donc à la création de « faux droits » selon l’expression de Jacques Rueff) que parce que l’interférence des princes, la réglementation des États ou l’intervention des banques centrales tuent la concurrence bancaire39.
Elles ne nient pas les conséquences potentiellement néfastes d’un recours non maîtrisé aux principes de l’alchimie bancaire, telle que décrite par King. Mais elles suggèrent que c’est précisément là où les banques sont les plus libres que l’on doit le moins en craindre les effets40 … Donc qu’il n’est absolument pas prouvé qu’un régime de banques régulé par une banque centrale dotée d’un monopole public doive nécessairement déboucher, sur le long terme, sur une dynamique de plus grande stabilité économique et monétaire.
Passeport pour un nouveau planisme
La reforme de King permettrait-elle de réaliser ce rêve ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il est permis d’en douter sérieusement. Pourquoi ? Parce qu’un tel projet impliquerait la reconstitution au sein de la banque centrale d’une administration de type planiste dont la fonction serait de gérer les haircuts applicables à l’ensemble des actifs financiers susceptibles d’être utilisés en garantie (collateral).
L’évaluation de ces haircuts est en effet loin d’être anodine. Si la décote (qui détermine le montant de secours financier qu’une banque peut anticiper de la part de sa banque centrale, en cas d’accident de trésorerie, en pourcentage de la valeur de marché du portefeuille déposé en gage) est de 60 %, elle pourra utiliser ses dépôts pour financer seulement jusqu’à 40 % de la valeur de ce portefeuille. Au-delà, si elle désire accorder davantage de crédits à ses clients – par exemple augmenter son encours de crédits hypothécaires – elle devra les financer par recours à un emprunt à long terme ou en procédant à une nouvelle augmentation de capital, ce qui lui coûtera plus cher (les ressources longues étant plus coûteuses que les ressources courtes). Ce système conduit donc à doter les bureaux chargés de déterminer le niveau des décotes en fonction du type d’actifs, de la nature des secteurs et des activités, peut-être même des caractéristiques individuelles des firmes, d’un pouvoir exhorbitant dans leur capacité d’agir sur les conditions de financement de l’activité bancaire. Même au niveau individuel, savoir si vous paierez 2 % ou 5 % sur votre prêt hypothécaire dépendra en définitive du traitement que l’économiste de la banque centrale décidera d’appliquer aux gages déposés par la banque à laquelle vous vous adressez.
Dans le régime actuel, la banque centrale agit sur l’économie en se limitant à fixer un seul taux, le sien, un taux à court terme. Elle laisse ensuite au marché le soin d’en tirer les conséquences et c’est le fonctionnement du marché qui détermine finalement l’ensemble de la hiérarchie des taux, des taux courts aux taux les plus longs. Le mécanisme des prix continue de jouer un rôle primordial. Avec le nouveau système, il en irait autrement : c’est toute la grille des taux qui serait mise directement sous le contrôle et la supervision des bureaux. Ceux-ci pourront manipuler à leur gré le mécanisme de détermination des prix financiers relatifs : avantager tel ou tel secteur, subventionner le développement de telle ou telle activité, de telle ou telle innovation, etc., ce qui représente l’essence d’une activité planiste – même si celle-ci est encadrée par l’application de modèles de calculs mathématiques (mais, après tout, que faisaient d’autres les économistes soviétiques ?). Ainsi que le résume Jonathan McMillan, auteur d’une excellente critique du livre : « La proposition de King est conçue pour préserver la création d’argent privé... (Mais) dans ce nouveau cadre, les banques centrales prendraient des décisions qui détermineraient le sort de toute l’économie »41.
Un tel résultat est particulièrement paradoxal pour un livre dont l’auteur insiste tant sur le caractère essentiel de la notion d’incertitude radicale. Ce principe ne s’appliquerait-il pas aux agents de l’État ? Certes non, répondrait sans doute King si on avait la possibilité de lui poser la question. Et pourtant...
Incertitude radicale : malentendu et paradoxe
Dans sa dénonciation des limites de l’économie mainstream, l’ancien banquier central a raison de replacer ce principe au cœur de l’analyse économique. Mais il en fait un mauvais usage.
Hayek, lui aussi, place le principe d’incertitude radicale au centre de ses réflexions économiques et philosophiques. Et cela il y a déjà bien longtemps. Mais dans une optique radicalement différente. Pour Hayek, c’est la notion même d’incertitude radicale qui fonde les raisons de la supériorité du marché en tant que méthode d’organisation sociale. Le marché n’est pas seulement un système de coordination par le mécanisme des prix (version néo-classique), c’est aussi et surtout une procédure de découverte qui, par la pression d’une concurrence libre, sert à faire émerger des savoirs et des connaissances auxquels les agents économiques ne peuvent pas avoir accès autrement. Autrement dit, le marché est la procédure qui, à travers la très longue durée, a émergé de la société pour résoudre son problème fondamental d’incomplétude de la connaissance. Et l’économie de marché est l’encadrement institutionnel fondé sur le droit qui organise sa mise en œuvre au service des citoyens.
Pour sa part, King ne voit rien de tout cela. En pur produit des schémas mathématiques de l’économie néo-classique il ne voit dans l’incertitude radicale qu’une source d’imperfections qui empêche le processus de la concurrence de fonctionner correctement, et donc justifie la nécessité d’une instance de régulation tutélaire. De ce fait, sachant que sa principale critique vis-à-vis de la pensée mainstream concerne la place excessive qu’y occupent les modèles d’optimisation des choix déduits du paradigme de la concurrence pure et parfaite, il est paradoxal de constater que sa propre présentation du principe d’incertitude reste ancrée dans cette démarche méthodologique puisqu’elle découle, dans son esprit, de la présence d’une imperfection absolue : l’impossibilité pratique de disposer d’un ensemble complet de marchés à terme couvrant tous les biens et services produits aujourd’hui et dans le futur.
L’incertitude radicale, écrit-il, creuse un trou béant au coeur même du modèle des marchés complets et concurrentiels. Même si les marchés qui existent sont concurrentiels, ce modèle ne tient pas compte de l'impossibilité d'exister pour nombre d'autres marchés, et non des moindres, concernant biens et services futurs42.
En raisonnant de cette façon, il pose par construction que les agents de l’instance tutélaire dont il justifie ainsi l’existence sont des êtres à part, des super-humains ayant accès à des données (comme la connaissance des coûts) qui, dans les faits, ne peuvent pas exister en dehors d’un processus de révélation concurrentielle. Ce qui est le comble de l’orthodoxie néo-classique. Il ne sort pas de l’immense cohorte de tous ces économistes qui se révèlent incapables de penser l’État autrement que comme une entité supposée « omnisciente et angélique »43.
Tout cela est-il cohérent ?
Pas pour le lecteur qui a lu Hayek et James Buchanan. La véritable solution consisterait, au contraire de ce qu’écrit l’ancien gouverneur, à aller toujours vers davantage de marché. Au besoin jusqu’à préconiser la suppression des banques centrales. Mais comme les esprits n’y sont visiblement pas préparés, peut-être conviendrait-il de commencer par réfléchir à la manière de réformer les actuelles procédures du prêteur en dernier ressort pour en réduire les inconvénients économiques les plus flagrants.
À ce titre, King ferait mieux de s’intéresser au projet récemment présenté par George Selgin pour revoir le fonctionnement des opérations d’Open Market. Selgin est l’auteur des travaux les plus complets à ce jour sur la théorie et l’histoire des expériences de Banque libre. Il n’en garde pas moins solidement les pieds sur terre. Il suggère aux banques centrales de mettre en place des procédures d’intervention qui s’inspirent de nouveaux concepts d’enchères expérimentés depuis quelques années... par la Banque d’Angleterre.
La réforme à laquelle il songe consisterait à fusionner la direction des opérations exceptionnelles de soutien à la liquidité avec la gestion ordinaire de l’alimentation des banques en réserves dans le cadre d’un marché monétaire élargi44. Un tel dispositif, bien qu’il soit encore loin d’être une solution parfaite, permettrait aux forces concurrentielles de se substituer plus largement aux mécanismes d’allocation politiques et bureaucratiques, même dans les situations d’urgence comme en 2007–2008 – et donc de réduire l’influence déstabilisante des interventions publiques.
Au total, ce livre offre l’intéressant exemple d’une prise de conscience par l’un des leurs que le paradigme économique auquel les banquiers centraux restent fidèles est un obstacle au retour vers une normalité économique de plus en plus fantasmée. Malheureusement, il se révèle aussi et avant tout n’être, en définitive, qu’un nouveau plaidoyer, fort contestable mais de nature très orthodoxe, en faveur de la toute-puissance d’une institution qui (à tort) ne peut pas concevoir le monde sans elle.
Dernière critique : le livre ne contient en définitive que fort peu de choses sur un sujet dont on aurait pu penser qu’un ancien gouverneur de banque centrale aurait au contraire beaucoup à dire : l’avenir du système monétaire international.
Global Money
Là encore, King déçoit. Il évoque le sujet, mais de manière tangentielle, au prix de remarques d’une grande banalité. Son approche de l’économie internationale reste prisonnière d’une vision comptable et financière étroitement territoriale et nationale qui, certes, permet de souligner l’ensemble des grands déséquilibres géographiques qui ont nourri la crise et contribué à sa prolongation. Mais, comme le font clairement apparaître les travaux des experts de la BRI, il s’agit d’une vision qui empêche de percevoir la réalité des forces et dynamiques actuellement à l’oeuvre45.
Rien n’en est plus révélateur à cet égard que la manière dont il traite du Shadow Banking (en français, la finance de l’ombre).
King consacre d’assez longs développements à la description et à la critique des innovations financières qui lui ont donné naissance46. Cette dite finance de l’ombre (finance de marché serait une expression plus exacte) a joué un rôle essentiel dans le déroulement de la crise. Elle a servi de relais, de caisse de résonance et de diffuseur au choc initial venu de la crise américaine des subprimes. Mais la vision qu’il en donne reste, elle aussi, très conventionnelle. Il y voit surtout un ensemble de pratiques qui, tirant parti des fulgurants progrès de la technologie moderne et des opportunités d’arbitrage offertes par le nouveau contexte de réglementation/déréglementation mis en place durant les années 1990–2000, ont aggravé la fragilité d’un système bancaire déjà fondamentalement instable.
Cette vision est un peu courte. Lors du déclenchement de la crise, en 2007–2008, la notion même de shadow banking restait pratiquement inconnue. Peu nombreux étaient ceux qui savaient exactement ce qui se cachait derrière cette expression. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La crise a intensifié les efforts de recherches pour comprendre la nature du phénomène. Or, ce qui en ressort est très différent de l’image que nous en donne l’ancien gouverneur. On peut même avancer que cela débouche sur des idées cette fois-ci authentiquement révolutionnaires.
D’après ces travaux47, le Shadow banking dont le développement a repris est loin de n’être qu’une sorte d’excroissance parasite, de cancer prospérant de manière non régulée sur les flancs de l’ensemble du système bancaire traditionnel48. Il apparaît aujourd’hui plutôt comme la matrice de transition qui mènerait non pas, comme on le croit généralement, vers un système multipolaire de grandes monnaies concurrentes, mais vers un modèle mondial hybride et hiérarchisé49, radicalement différent, faisant coexister des systèmes bancaires nationaux en perte de vitesse avec une finance de marché globale (Global Money50) en plein essor et stabilisée par un réseau d'accords de swaps entre banques centrale construits sur le modèle de ceux qui, ces dernières années, ont vu le jour au fil des circonstances51.
Autrement dit, alors que des voix se manifestent pour réclamer un nouveau Bretton-Woods, en réalité cette remise à jour et réinitialisation des conditions fondamentales de l’ordre monétaire mondial serait déjà en train de s’échaffauder, sans tambours ni trompettes, de manière empirique et progressive, à travers les désordres de la situation économique mondiale.
Il est dommage qu’un livre tel que celui que nous livre Mervyn King – un livre à prétentions quelque peu encyclopédiques, du moins dans le monde de l’économie, de la banque et de la monnaie – ne s’ouvre pas à de telles perspectives (ne serait-ce que pour dire son désaccord, comme il le fait pour la thèse de Larry Summers sur la stagnation séculaire). Cela complèterait utilement ce qui y est écrit, par exemple à propos de l’avenir des monnaies électroniques. Mais il est vrai qu'une telle évolution - voire révolution -, donnant une large place à la production privée de monnaie par les mécanismes de crédit, à l’encontre du message même que l’auteur entend diffuser.