Depuis le début de la crise grecque, en octobre 2009, on ne compte plus le nombre d’ouvrages et d’articles qui prédisent l’éclatement de la zone euro. Selon les écoles de pensée, celui-ci surviendra par la crise des dettes publiques, l’effondrement des banques italiennes, la politique d’expansion monétaire de la BCE, l‘accélération de l’inflation dans les pays d’Europe du Sud, le rejet des politiques d’austérité, le manque d’intégration budgétaire, l’accession au pouvoir de partis eurosceptiques ou encore par une guerre généralisée entre les grandes monnaies internationales.
D’autres auteurs, évoquent les mécanismes complexes du système de paiement intra-européen balance TARGET2 par lequel sont compensés, entre les banques centrales, les transferts de fonds internes à l’Euroland1. L’accroissement des différences de soldes entre les banques centrales créditrices et débitrices conduirait inéluctablement à l’implosion du système monétaire structurant l’euro.
A la lecture des nombreuses causes qui pourraient mener à la disparition de l’euro, il nous semble important d’identifier les principaux facteurs de stabilité et d’instabilité inhérents à la monnaie unique. A cette fin, nous partirons du point de vue selon lequel le rôle de la monnaie est de permettre l’émergence d’un cadre économique où la demande s’agrège harmonieusement à l’offre et, plus encore, soutient les gains de productivité. En effet, seuls les gains de productivité permettent d’amortir le coût des externalités liées à l’appartenance à une zone monétaire sous-optimale, quelle qu’elle soit d’ailleurs.
Il faut en avoir conscience, la monnaie unique a un coût. Cela, du fait même qu’elle établit un régime de change à parité fixe entre les États membres de l’Euroland2. La question essentielle est donc, pour nous, de savoir s’il reste assez de gisements de productivité dans l’Union Economique et Monétaire (UEM) pour absorber les externalités propres à l’euro. En fonction de la réponse qui sera donnée à cette question, la monnaie unique fera mentir, ou non, la prédiction de l’économiste danois Jens Nordvig pour qui la zone euro connaîtra un sort identique à celui des soixante-sept unions monétaires de même type, formées entre 1918 et 2012, et qui toutes ont échoué3.
Afin d’évaluer la pertinence de la prévision de Nordvig, nous explorerons deux thèmes fondamentaux pour l’avenir de l’euro : les différentiels d’inflation et les effets mercantilistes de la monnaie unique. Logiquement, nous concentrerons nos analyses sur les quatre pays présentant le plus grand risque systémique pour l’UEM : l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne. Les autres membres de l’UEM pouvant, le cas échéant, plus facilement faire l’objet d’un plan de renflouement comme en a bénéficié la Grèce.
L’euro, monnaie déflationniste ou inflationniste ?
Dans son récent ouvrage : L’euro, comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz consacre de longs passages au mandat anti-inflationniste de la Banque Centrale Européenne le condamnant explicitement :
Dans le seul cas de l’Europe, la perte cumulée due à la crise financière se chiffre en milliers de milliards de dollars. Personne, pas même le plus ardent défenseur de la concentration de la BCE sur l’inflation, pourrait ne serait-ce qu’approcher un tel chiffre. Les priorités de la banque étaient fausses, mais ce n’était pas la faute de la BCE : sa mission c’était l’inflation, elle faisait ce qu’on lui avait dit de faire, tout simplement4.
Toujours selon Stiglitz, la solution pour résorber la crise de 2008–2009 aurait été la suivante :
Si les salaires et les prix avaient augmenté en Allemagne, la valeur de l’euro aurait baissé, et les pays en crise seraient donc devenus plus compétitifs au niveau mondial. Cette méthode aurait été beaucoup plus efficace : les coûts supportés par l’Allemagne auraient été plus faibles par rapport à ceux qui sont imposés aux pays en crise5.
Pour des raisons que nous exposerons plus loin, la proposition de Stiglitz d’une gestion de la crise financière par le retour de l’inflation en Allemagne n’aurait pas eu d’effet pratique. Néanmoins, ce qu’il faut retenir, à ce stade, c’est la critique implicite de Stiglitz selon laquelle la BCE conduirait une politique insuffisamment inflationniste, voire déflationniste. Cette politique trop restrictive serait la cause supposée de la grande récession de 2008–2009.
A l’opposé, Philipp Bagus, auteur de la Tragédie de l’euro, soupçonne les pays latins, traditionnellement inflationnistes, d’avoir voulu la création de la BCE et de l’euro pour se débarrasser de la Bundesbank et de sa politique monétaire anti-inflationniste :
Les gouvernements des pays latins, particulièrement la France considéraient l’euro comme un moyen efficace de se débarrasser du deutschemark abhorré. Le deutschemark était, avant l’introduction de l’euro, le standard qui mettait à nu la mauvaise gestion monétaire des gouvernements irresponsables. Bien que la Bundesbank ait gonflé la masse monétaire, elle produisait de la monnaie à un rythme plus faible que dans les pays, surtout d’Europe du Sud, à taux d’inflation élevés et qui utilisaient plus généreusement leur banque centrale pour financer leurs déficits. Le taux de change par rapport au deutschemark servait aux citoyens de ce pays de point de repère et de comparaison. Les gouvernements des pays inflationnistes redoutaient cette comparaison avec la Bundesbank … L’euro était avantageux pour les pays latins en ce que l’inflation pouvait être poursuivie tandis que la preuve directe d’un deutschemark s’appréciant avait disparu. L’inflation cachée pouvait continuer6.
Comme on le comprend, les points de vue de Stiglitz et de Bagus sont inconciliables. On retrouve, dans leurs partis pris respectifs, l’opposition traditionnelle entre keynésiens et monétaristes quant au rôle de la monnaie.
Pour Keynes et ses successeurs, les niveaux relatifs de consommation et d’épargne sont constants et les ménages déterminent principalement leur consommation en fonction de leurs revenus. Selon cette approche, les niveaux d’activité économique et de l’emploi dépendent de la demande qui pourrait être soutenue par la création monétaire ex-nihilo.
Pour les héritiers de Jean-Baptiste Say, notamment Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et Milton Friedman, ce sont les produits qui offrent des débouchés à d’autres produits. En d’autres termes, l’argent n’a de valeur que s’il permet d’acheter d’autres produits dont la valeur ne dépend pas de la quantité de monnaie mais de tous les autres produits disponibles sur le marché. Il s’ensuit que la création monétaire ex-nihilo aura bien un effet sur les prix nominaux des produits, mais pas sur leur valeur réelle. C’est ce qui a fait dire à Murray Rothbard, en 1963, que n’importe quelle quantité de monnaie suffisait à la réalisation des échanges :
Dans le cas de la monnaie, la “demande” n’est autre que l’ensemble des biens offerts en échange de la monnaie plus la monnaie gardée en réserve et non dépensée pendant un certain laps de temps … L’offre [de monnaie] correspond au stock total de marchandises disponible sur le marché. Que se passe-t-il si l’offre de monnaie varie ? Reprenant, l’exemple de David Hume, l’un des premiers économistes, nous pouvons nous demander ce qui se passerait si, au cours d’une nuit, une fée se glissait dans nos poches, dans nos coffres et dans nos porte-monnaie et doublait notre stock de monnaie. … Serions-nous deux fois plus riches ? Évidemment pas. Ce qui nous rend riches, c’est l’abondance de biens et cette abondance n’est limitée que par la rareté des ressources telles que la terre, le travail et le capital … Dès que le public commencera à dépenser ses nouvelles richesses, les prix auront tendance à doubler – ou du moins à monter jusqu’à ce que la demande soit satisfaite et que la monnaie cesse d’enchérir contre elle-même pour les biens disponibles. Ainsi nous voyons qu’une augmentation de l’offre de monnaie fait baisser son prix – comme avec n’importe quel bien. Mais cette augmentation ne procure aucun bénéfice social – contrairement aux autres biens7.
L’histoire des faits économiques a donné raison à Rothbard. Une décennie plus tard, une création monétaire effrénée a entraîné des niveaux d’inflation élevés dans presque tous les pays de l’OCDE, sans pour autant augmenter l’offre de biens.
La fameuse courbe de Phillips, selon laquelle il existait une relation négative entre le taux de chômage et l’inflation, a été invalidée par la concomitance des deux phénomènes que l’on a, alors, désignés par le néologisme de stagflation.
Dès 1975–1976, l’hypothèse keynésienne d’un taux de croissance corrélé par l’augmentation régulière des salaires nominaux n’était plus tenable. A partir de ce moment, le monétarisme s’est progressivement imposé comme la théorie économique la plus adéquate pour lutter contre l’inflation. Au début des années 1980, le monétarisme a inspiré les politiques de toutes les banques centrales de l’OCDE. C’est dans cette période qu’elles ont fixé l’objectif de l’inflation annuelle à 2 %, présenté comme le taux « naturel » d’inflation d’une économie dont le niveau de croissance assure le plein-emploi. Certes, il n’existe pas de taux naturel d’inflation. Toutefois, il est probable qu’un consensus se soit établi, parmi les banquiers centraux, en faveur d’une inflation à 2 % pour empêcher qu’un épisode déflationniste ne menace les économies occidentales, surendettées, de plonger dans une spirale dépressive8.
A la lumière de ce qui précède, nous pouvons revenir aux hypothèses opposées de Stiglitz et Bagus à propos d’une BCE qui serait insuffisamment ou trop inflationniste. Qu’en est-il dans la réalité ? Pour le savoir, attardons nous sur les statistiques publiées par Eurostat.
Sur la période 2004–2014, l’inflation dans la zone euro a été de 2,1 % en moyenne annuelle. Une performance mathématiquement remarquable au vu du mandat de la BCE de limiter l’inflation à 2 %.
Pour notre échantillon de référence, les valeurs calculées sur la base d’un indice 100 des prix en 2003 ont été, à la fin 2016, de 117,3 pour l’Allemagne, 120,5 pour la France, 124,2 pour l’Italie et de 130,5 pour l’Espagne9. De toute évidence, les écarts d’inflation dans ce groupe de pays ont été plus faibles que lors des décennies précédentes. Particulièrement entre la France et l’Allemagne, pour lesquelles on assiste à un quasi-alignement des taux d’inflation.
Aussi, la prévision de Bagus, de 2012, selon laquelle : L’inflation cachée pouvait continuer, ne s’est pas totalement réalisée. De même, la critique de Stiglitz d’un euro non-inflationniste n’a pas davantage été confirmée par les faits.
Pourtant, si l’inflation a été contenue à 2 %, en moyenne pour l’ensemble de la zone, elle a perduré dans plusieurs Etats membres de l’UEM. Leurs différentiels d’inflation restent, en proportion, importants. Si les monnaies nationales avaient été conservées, avec des taux d’inflation identiques à ceux de la période 2004–2014, le franc aurait, par rapport au mark, perdu 3 % de sa valeur, la lire de 6 % et la peseta de 11,4 %. Les écarts d’inflation entre ces pays obéissent presque à une suite géométrique parfaite de raison 2 (3, 6,12). Si cette suite se poursuivait dans la durée, selon la même raison, les écarts de taux d’inflation deviendraient insoutenables. Fatalement, viendrait le moment où les investisseurs se rendraient compte que la valeur, en euro, des actifs italiens ou espagnols est surévaluée par rapport à la valeur des actifs allemands ou néerlandais. Ils auraient, alors tendance à céder leurs actifs surévalués pour se procurer des actifs sous-évalués. Ces mouvements de capitaux, artificiellement induits par la monnaie unique, finiraient par déséquilibrer profondément les marchés. Comme nous le verrons, ce moment approche et peut s’observer dans la dégradation des balances TARGET2.
A ce stade de nos analyses, il nous faut mentionner, à nouveau, la proposition de Stiglitz pour qui : « Si les salaires et les prix avaient augmenté en Allemagne, la valeur de l’euro aurait baissé, et les pays en crise seraient donc devenus plus compétitifs au niveau mondial10 ».
C’est là une proposition singulière, car l’euro a considérablement perdu de sa valeur depuis 2014, précisément pour éviter que les pays méditerranéens ne sombrent dans une profonde récession. Entre mars 2014 et avril 2015, la valeur de l’euro est passée de 1,4 dollar, à 1,18 dollar. Soit une perte de valeur de 16 % en une seule année. Pour parvenir à un tel résultat, l’Allemagne a été obligée de renoncer à la traditionnelle orthodoxie monétaire de la Bundesbank. Elle a finalement consenti, à ce que la BCE lance un programme de 2300 milliards d’euros de rachat d’obligations et d’actions des pays surendettés de l’Euroland. Toutefois, comme nous en faisions déjà le constat en octobre 2015 :
La dévaluation de l’euro, censée relancer les exportations des pays méditerranéens, a eu un effet dopant pour les exportations allemandes. Ceci tient au fait que les variations du cours de l’euro n’ont aucun effet sur le commerce intra-zone euro. Elles n’en ont pas davantage sur le différentiel de compétitivité entre les entreprises de l’Euroland qui exportent en zone dollar. Les entreprises allemandes se sont donc retrouvées dans une position concurrentielle encore plus forte grâce à la dévaluation de l’euro11.
Sans doute, cette « dévaluation » ne s’est pas réalisée par l’augmentation des salaires en Allemagne comme le recommandait Stiglitz. Mais, on voit mal comment une telle augmentation aurait pu s’opérer sans que les entreprises exportatrices allemandes renoncent à une partie de leur compétitivité ou sans création monétaire ex-nihilo, notamment par le retour d’un déficit budgétaire massif dont les électeurs allemands ne veulent pas. En outre, le lien automatique entre la création monétaire et l’inflation n’est pas aussi manifeste qu’on le croyait naguère. Le cas du Japon l’illustre parfaitement. Malgré une dette publique considérable, la plus élevée au monde, estimée en 2018 à 1 quadrillion de yens (250 % du produit intérieur brut) et monétisée à 100 %, l’inflation y est quasi-nulle (0,5 % en 2017) et la croissance relativement faible (1,7 % en 2017).
Depuis de nombreuses années, le prix Nobel d’économie Paul Krugman défend l’hypothèse selon laquelle le Japon est pris dans une trappe à liquidité et qu’il y a un risque de voir la zone euro y tomber également. Ceci tiendrait au fait que lorsque le taux directeur de la banque centrale tend vers 0, les individus sont plus incités à conserver leur épargne sous forme liquide que d’acheter des obligations d’État, pourtant assimilées à des actifs financiers à risque modéré.
A ce jour, les données disponibles sont trop fragmentées pour affirmer si, oui ou non, la zone euro tombera dans une trappe à liquidité comparable à celle du Japon.
Si l’on a bien vu, en France, le taux d’investissement des ménages baisser de 11 % en 2008 à 8 % en 2015 et, dans le même laps de temps, le taux directeur de la BCE passer de 4 % à 0 %, l’on n’a pas assisté à l’augmentation du taux d’épargne ni des dépôts à vue. Entre l’an 2000 et 2014, les comptes à vue des ménages français sont restés parfaitement stables et ont conservé la même valeur, estimée à 16 % du total de leurs placements financiers12.
Au Japon, la situation est très différente. La faiblesse des taux d’intérêt nominaux a poussé les ménages japonais à placer l’essentiel de leurs économies sur des comptes courants qui représentaient, en 2015, 50 % du montant total des actifs financiers. Des chiffres qui confirment bien l’existence d’une trappe à liquidité, au sens où Keynes l’entendait.
A l’examen des données qui précèdent, on peut soutenir que si l’inflation a été relativement bien maîtrisée dans la zone euro, elle demeure un facteur potentiel de déstabilisation au travers des écarts de taux entre les membres de l’Euroland. Ces écarts de taux soulignent l’impossibilité structurelle, pour la BCE, de fixer un taux directeur optimal pour des pays qui présentent des profils économiques hétérogènes et dont les prix peuvent, sur une même année, présenter des écarts allant de + 0,4 % à + 4,6 %, comme ce fut le cas pour l’Irlande et la Lituanie en 2017.
Pour les pays aux différentiels d’inflation les plus grands, la politique monétaire de la BCE accentue leurs tendances inflationnistes ou déflationnistes. Elle devient alors pro-cyclique, au lieu d’être contra-cyclique comme son mandat devrait le lui imposer13.
Une analyse plus approfondie permettrait de savoir quel groupe de pays profite le plus des taux directeur de la BCE. Si un tel groupe existait nous pourrions le qualifier de groupe central à l’euro. Tous les autres pays feraient partie d’un groupe périphérique. Tôt ou tard, les pays périphériques auraient intérêt à quitter l’UEM pour retrouver leur autonomie monétaire et un taux directeur adapté à la structure de leur économie.
En ce qui concerne notre échantillon « systémique », le risque d’un éclatement semble, à ce jour, très limité. Les projections, pour l’année 2018, donnent une inflation à 1,2 % pour la France, 1,4 % pour l’Italie, 2 % pour l’Allemagne. Ces écarts sont trop faibles pour conduire à une rupture de leur union monétaire à brève échéance.
Pour en terminer avec ce chapitre consacré à l’inflation, nous ajouterons qu’il existe, selon nous, une forme insidieuse d’érosion monétaire dans la zone euro qui est une propension plus forte de la monnaie unique que celle des anciennes monnaies nationales à créer de l’inflation différenciée selon la structure des revenus.
Certainement, l’inflation différenciée est une règle générale. A l’échelle individuelle, la manière dont l’inflation est ressentie varie considérablement en fonction des habitudes de consommation et du niveau de revenus. Néanmoins, une étude Flash Eurobaromètre (n°175) de 2005, actualisée en 2008 (n°251), montre que 78 % des sondés estimaient que l’euro a eu des effets très fortement inflationnistes. En Grèce et en Italie, ce chiffre s’élevait à 85 et 89 % des sondés. En Autriche à 89 %, en Allemagne à 80% et en France à 79 %.
Même s’il existe un décalage entre l’inflation perçue et l’inflation observée, on ne peut qu’être frappé par l’ampleur du hiatus entre les chiffres officiels et la manière dont l’opinion publique européenne évalue l’évolution des prix marchands depuis la création de l’euro. C’est, à notre sens, un signe que l’euro n’a pas la même valeur pour tous. Cette différence de valeur s’accentue, d’ailleurs, par les effets mercantilistes de l’euro.
Les effets mercantilistes de la monnaie unique
Depuis 2007, l’Allemagne accumule les excédents commerciaux. Nous les citerons, année par année, tellement leur évolution est impressionnante : 195 milliards d’euros en 2007, 142 en 2008, 125 en 2009, 155 en 2010, 158 en 2011, 190 en 2012, 200 en 2013, 217 en 2014, 248 en 2015, 253 en 2016 et 245 milliards en 2017. En 2016, l’excédent allemand est devenu le premier excédent mondial, loin devant la Chine (209 milliards d’euros). Les excédents commerciaux cumulés de l’Allemagne, depuis 2007, représentent plus de 2128 milliards d’euros. Une somme considérable, équivalente à 92 % du PIB français en 2017, 120 % du PIB italien et 190 % du PIB espagnol.
Sur la même période, la France accumulait les déficits commerciaux : 42 milliards d’euros en 2007, 56 en 2008, 45 en 2009, 52 en 2010, 74 en 2011, 67 en 2012, 61 en 2013, 53 en 2014, 46 en 2015, 48 en 2016 et 63 milliards d’euros en 2017. Le tout pour un montant cumulé de 697 milliards d’euros, soit l’équivalent du PIB des Pays-Bas, le 18e pays le plus riche au monde.
Il faut bien avoir ces chiffres en tête pour mesurer la dynamique qui s’est mise en place avec l’euro. Celle-ci est une parfaite illustration de ce qui se passe dans une zone monétaire régie par une monnaie unique. Lorsque les différents ensembles économiques qui la composent entrent en compétition, l’économie la plus productive attire à elle la plus grande partie des ressources disponibles.
Depuis 2010, la Commission Européenne manifeste régulièrement son inquiétude à propos de l’excédent commercial allemand. Cependant, elle ne dispose d’aucune base légale pour exiger une réduction de ces excédents qu’elle juge excessifs lorsqu’ils dépassent 6 % du PIB. Or, cela fait plusieurs années que l’excédent commercial allemand dépasse 7 % du PIB (8 % en 2017).
Si la balance commerciale allemande a pu atteindre de tels excédents, c’est que l’euro empêche la réévaluation de ce qu’il faut bien appeler l’euro-mark. Avant la création de l’euro, la persistance de tels déséquilibres aurait inévitablement abouti à une forte perte de valeur du franc. En 2015, nous avions estimé que si le franc avait été conservé, la parité du mark devait se situer aux alentours de 4,2 FRF. Ceci, en se basant uniquement sur la vitesse d’érosion historique du franc face au mark qui l’avait fait passer de 1,23 FRF en 1963 à 3,38 FRF en 1998. En 2018, cette parité s’approcherait probablement des 5,5 FRF, même si, comme nous l’avons vu, la part de la perte de valeur due à l’inflation s’est considérablement réduite (seulement 3 % entre 2004 et 2014).
Autrement dit, si le franc français avait été maintenu, entre 2000 et 2018, il aurait, par le simple mécanisme des réserves de change, perdu au moins 40 % de sa valeur face au mark. Ce qui, pour les entreprises exportatrices françaises entraîne un désavantage de compétitivité difficile à surmonter. Un même raisonnement pourrait s’appliquer à l’évolution de la parité entre le dollar et l’ancien mark. Celle-ci est passée de 1 dollar pour 4,17 mark, en 1960, à 1 dollar pour 1,6 mark en 1995. Soit une perte de valeur de 255 % du dollar par rapport au mark en trois bonnes décennies. Compte tenu du déficit commercial structurel des Etats-Unis vis-à-vis de l’Allemagne, depuis la fin des années 1990, le mark n’aurait cessé de se réévaluer par rapport au dollar s’il avait été maintenu.
La sous-évaluation chronique de l’euro par rapport à l’ancien mark a graduellement transformé l’Allemagne en nation mercantiliste. C’est l’une des causes des tensions commerciales actuelles entre les États-Unis et l’Union Européenne qui ont pour véritable objet les produits industriels allemands. Sans vouloir prendre parti dans le débat de savoir s’il est légitime que le gouvernement américain impose des droits de douane de 25 %, sur les automobiles allemandes, force est d’admettre que si elles étaient toujours vendues en marks, leur prix en dollars aurait augmenté d’un montant bien supérieur à ce pourcentage et que la question de ces mesures protectionnistes ne se serait peut-être pas posée.
Un euro sous-évalué pour l’Allemagne nourrit des excédents commerciaux artificiellement élevés qui, à leur tour, procurent de plus en plus de moyens aux entreprises allemandes pour investir et conquérir de nouveaux marchés à l’export. Le niveau anormalement élevé d’activité, met le marché de l’emploi allemand en état de surchauffe. Particulièrement, dans les régions où sont basées les industries exportatrices : la Bavière et le Bade-Wurtemberg. Dans ces deux länder, les taux de chômage sont bien en dessous du taux des 5 %, jugé comme incompressible par l’OIT. En juin 2018, ils étaient respectivement de 3,2 % et 2,8 %. Quant au taux de chômage national, il est tombé à 5,2 % en mai 2018, son plus bas niveau depuis la réunification du pays.
Toutefois, ce bon taux de chômage, à l’échelle nationale, dissimule de profondes disparités entre les marchés de l’emploi des anciens länder de l’Ouest et les nouveaux länder de l’Est.
Dans les régions de Thuringe et de Berlin-Brandebourg, les taux de chômage s’établissaient respectivement à 7 % et 8 %, fin 2017. Il est important de le relever, car il faut y voir la conséquence de l’unification monétaire entrée en vigueur le 1er juillet 1990. Celle-ci établissait une parité de 1 deutschemark pour 1 ostmark. Tandis que la parité réelle se situait probablement aux alentours de 1 deutschemark pour 5 ostmark. Cette décision du 1 pour 1, a été l’une des causes de l’effondrement de l’économie est-allemande et de l’exode de plus de 3 millions de jeunes Allemands de l’Est vers l’Ouest, privant l’ancienne RDA de presque 20 % de sa population.
A l’image des nouveaux länder allemands de l’Est, les pays du Sud de l’Europe subissent les effets d’un euro unique, également surévalué par rapport à leur potentiel économique. Partout, on y relève des taux de chômage plus élevés qu’en Allemagne. En 2016, ces taux de chômage étaient de 9,8 % au Portugal, 10,1 % en France, 11,7 % en Italie et 18,2 % en Espagne, 23,7 % en Grèce. Selon Eurostat, les jeunes Grecs sont particulièrement touchés par le chômage avec un taux de 48 %, suivis par les Espagnols (40,5 %), les Italiens (34,1 %) et les Français (24 %). Sans surprise, les taux les plus faibles du chômage des jeunes se trouvent dans les pays de l’ancienne zone mark. Ainsi, l'Allemagne est le pays où le taux de chômage des jeunes est le plus bas avec 6,7 %. Viennent ensuite les Pays-Bas, 9,6 % et l'Autriche, 10,6 %15.
Face à de telles disparités, de très nombreux auteurs préconisent l’établissement d’un budget fédéral européen fondé sur des transferts massifs des Etats en excédent budgétaire et commercial vers les Etats en déficit chronique. En 2011, Jérôme Creel, dans La crise dans tous ses Etats suggérait la création d’un système de péréquation inspiré du système fédéral allemand :
Selon les règles du mécanisme de transfert fiscal allemand, il conviendrait de transférer 320,08 milliards d’euros vers les 8 pays les moins bien dotés en recettes fiscales par habitant à partir soit directement des 351,04 milliards d’euros redistribués par les 8 pays les mieux dotés en recettes fiscales par habitant au sein de la zone euro, soit indirectement par les institutions européennes. Selon nos calculs, la Grèce serait ainsi bénéficiaire d’un transfert de 44,9 milliards d’euros … ce transfert compenserait son déficit de 32 milliards d’euros en 2009 … L’européanisation de la fiscalité nationale est au cœur de l’arbitrage démocratique entre d’une part l’internalisation des externalités et les économies d’échelles potentielles sur les prélèvements fiscaux par l’intervention publique centrale et d’autre part le degré de l’hétérogénéité des préférences qui se heurte à l’hypothèse de l’uniformité des biens publics offerts par le niveau central en union monétaire … En théorie, les transferts budgétaires entre pays sont acceptés par les plus riches car la mobilité des populations est insuffisante16.
Outre la question de l’acceptation de tels transferts par les électeurs allemands, rien ne dit que le fait de répliquer, à l’échelle de l’UEM, le système de péréquation allemand produirait les résultats escomptés. En 2015, la somme totale des transferts opérés par l’Ouest de l’Allemagne en faveur de l’Est s’élevait à 1600 milliards d’euros (10 fois la valeur du PIB de l’ex-RDA en 1988). Or, comme nous l’avons vu plus haut, malgré ces transferts considérables de fortes disparités subsistent entre les anciens et les nouveaux länder. En 2017, les retards de productivité restaient importants à l’Est de l’Allemagne. Par personne active, la productivité s’y établissait aux environs de 85 % du niveau de l’Ouest. Ce retard de productivité touche presque tous les secteurs de l’économie des nouveaux länder, à l’exception de l’agriculture grâce à des exploitations nettement plus grandes et plus industrialisées qu’à l’Ouest.
Dans un papier consacré au coût du fédéralisme dans la zone euro, Jacques Sapir préconise, pour sa part, des transferts représentant 8 % du PIB allemand :
Le total se monte … à 257,71 milliards d’euros par an [pour couvrir] les besoins nécessaires pour que puisse survivre la zone Euro hors les besoins financiers immédiats, qui impliquent déjà une contribution non négligeable de l’Allemagne et de la France.
Quels en seraient les contributeurs ?
La France ne pourrait pas apporter sa contribution, car elle devrait elle aussi financer un effort de rattrapage, de l’ordre de 1,5 % à 2 % de son PIB. Le financement des transferts reposerait donc sur l’Allemagne, la Finlande, l’Autriche et les Pays-Bas. On peut donc penser que l’Allemagne supporterait 90 % du financement de la somme de ces transferts nets, soit entre 220 et 232 milliards d’euros par an (équivalent à un total de 2200 à 2320 milliards sur dix ans), soit entre 8 % et 9 % de son PIB. D’autres estimations donnent des niveaux encore plus élevés, atteignent même 12,7 % du PIB17.
Des transferts obligatoires, d’un tel montant, aboutiraient à confisquer la totalité de l’excédent commercial de l’Allemagne et à annihiler les efforts productifs de toute une nation. Sans même mentionner l’aléa moral contenu dans une telle mesure, aucun parti politique allemand ne la soutiendra jamais. En effet, il s’ensuivrait une très grave crise sociale qui ferait vaciller les fondements de la démocratie allemande, telle qu’elle a été bâtie après-guerre.
De la CDU-CSU, en passant par le SPD, le FDP et les Verts, il existe un accord tacite pour conserver l’euro tel qu’il a fonctionné jusqu’à ce jour, au plus grand profit de l’économie allemande. C’est-à-dire sans transferts massifs vers les pays déficitaires, tout en maintenant la modération salariale héritée du modèle rhénan et du mark fort. Concrètement, cela implique le maintien du cadre monétaire qui fonde le néomercantilisme allemand.
Ce modèle contient, sans doute, ses propres contradictions. Il ne nous apparaît cependant pas comme pouvant être politiquement remis en question à court terme, même si le président Macron et la chancelière Merkel se sont entendus, en juin de cette année, pour l’établissement d’un budget de la zone euro18. Sans, toutefois, en préciser les modalités. La chancelière a d’ailleurs rapidement indiqué que ce budget serait de quelques dizaines de milliards d’euros, contrairement aux attentes françaises qui portent sur un budget de plusieurs centaines de milliards. Malgré cette mise au point, le projet de futur budget de la zone a été vivement dénoncé par la CSU qui a annoncé qu’elle s’y opposerait au sein de la grande coalition19. De même, le premier ministre des Pays-Bas a déclaré, le 13 juin, « refuser toute idée de “redistribution de la prospérité” apportée par la monnaie unique20 ». L’unanimité des Etats membres de l’UEM étant requise pour la création d’un budget de l’euro-zone, il est encore loin d’avoir vu le jour.
La seule voie offerte aux Etats-membres de l’UEM pour minimiser le coût des externalités liées à la monnaie unique est de réaliser des gains de productivité qui rapprocheraient sensiblement leurs économies du niveau de productivité de l’Allemagne. S’agit-il d’une perspective réaliste ? Si l’on se reporte aux statistiques de l’évolution de la productivité établies par l’OCDE, il apparaît que la France est bien plus à même de rester dans la zone euro que ne le pensent de nombreux analystes. Entre 2013 et 2016, son taux de productivité horaire n’a cessé d’augmenter. Il est également resté, dans cette période, au-dessus du taux allemand. Avec la récente réforme du droit de travail, ces gains de productivité devraient s’accélérer et créer de nouvelles marges de manœuvre pour d’autres ajustements structurels.
Pour ce qui est de l’Espagne et de l’Italie, les perspectives d’un rattrapage semblent hors de portée. En particulier pour l’Italie qui n’a pas augmenté sa productivité mais l’a vue faiblement baisser de 2013 à 2016, passant de 47,8 USD par heure à 47,6 USD. Avec une dette publique de 132 % du PIB, la plus élevée après celle de la Grèce (175 %), et un PIB en régression constante depuis 2007, l’Italie est dans une situation périlleuse pour elle-même et ses partenaires.
Si l’on ajoute à ces données, la crise bancaire italienne, toujours latente, on peut légitimement penser que si la zone l’euro éclate, cela se fera plus probablement à partir de l’Italie. Même si l’on ne peut exclure que la détérioration des balances TARGET2 force, un jour, l’Allemagne à quitter l’Euroland.
Conclusion
Plusieurs menaces pèsent sur la zone euro, la détérioration des balances TARGET2 (soldes de structure-cible de bilan) en est une parmi d’autres. Selon nous, cette menace est une conséquence directe des différentiels de productivité entre les Etats membres de l’UEM. Aussi ne l’avons-nous pas analysée en détail. Ajoutons que si les flux des importations et des exportations, sur le marché intérieur, étaient régis par les anciennes monnaies nationales, ils s’équilibreraient automatiquement à un moment donné. Aussi, la question des balances commerciales ne se poserait pas avec la même acuité.
Avec ses excédents commerciaux croissants, l’Allemagne se retrouve avec un solde TARGET2 créditeur considérable. Fin 2017, celui-ci s’approche d’un tiers de son PIB. Il devrait atteindre 1000 milliards d’euros en 2018. Actuellement, ce solde se gonfle au rythme de 15 milliards d’euros par mois. A un moment, il deviendra évident que les créances monétaires de l’Allemagne sur les autres Etats de l’Euroland n’ont plus de valeur réelle. Certains économistes, tel Hans Werner Sinn, pensent que l’Allemagne a intérêt à sortir rapidement de l’euro afin d’éviter que la détérioration des balances TARGET2 ne continue à gonfler un bilan voué à l’effondrement21.
Pour le gouvernement allemand, c’est une décision politique à un billion d’euros. Les crédits TARGET2 sont, en effet, des crédits sans nantissement. La sortie de l’Allemagne de l’UEM impliquerait la disparition de la monnaie unique et donc la perte totale de tous ses soldes créditeurs en euros. Toutefois, si l’Allemagne ne prend aucune initiative elle encourt le risque de voir un autre membre de la zone euro en sortir avant qu’elle n’ait pu s’y préparer. Et de surcroît, à un niveau de déséquilibre du système TARGET2 bien plus grand qu’aujourd’hui.
Certains analystes financiers voient dans la décision de la Bundesbank, prise en 2015, de rapatrier, d’ici à 2020, la totalité des 2000 tonnes de son or stocké à l’étranger, le signe que l’Allemagne se prépare à l’éclatement de la zone euro.
S’il est difficile de connaître les véritables motivations de la Bundesbank en la matière, on peut affirmer que le système TARGET2 ne sera plus viable si les écarts de balance continuent à se creuser au rythme pris depuis janvier 2016. Aussi, n’est-ce pas un hasard, si depuis le printemps 2017, la Bundesbank a régulièrement demandé à la BCE de remonter son taux directeur. Officiellement, il s’agit de stopper les pressions inflationnistes qui se manifestent dans les länder de Hesse, de la Saxe, du Brandebourg et du Bade-Wurtemberg. Mais, on peut légitimement se demander s’il ne s’agit pas, plutôt, de mettre un terme à la dérive des balances TARGET2. Car, la nullité du taux directeur de la BCE y contribue directement.
Depuis fin 2015, les grands établissements financiers de la zone euro, situés en dehors de l’ancienne zone mark, empruntent auprès de la BCE à taux 0, pour acheter massivement des obligations d’État allemandes, au rendement de 0,3 % à dix ans et des obligations néerlandaises au rendement de 0,46 % (valeur juin 2018). Chacune de ces transactions gonfle automatiquement les soldes créditeurs TARGET2 de l’Allemagne et des Pays-Bas. Le fait même que les achats, intra-zone, d’obligations publiques et d’autres actifs se concentrent sur ces deux pays et non sur l’Espagne ou l’Italie - dont le rendement des obligations à dix ans est nettement supérieur – respectivement 1,3 % et 2,7 % –, montre indiscutablement que les investisseurs font davantage confiance à la solidité des dettes publiques allemandes et néerlandaises. Cela peut aussi signifier qu’ils redoutent un retour aux monnaies nationales et qu’ils espèrent voir leurs actifs fortement réévalués en néo-marks ou en néo-florins.
Quoi qu’il en soit, l’on comprend que, pour limiter la dérive des balances TARGET2, l’Allemagne a un intérêt imminent à faire remonter le taux directeur de la BCE au-dessus du taux moyen de ses obligations d’État. Ce faisant, elle risque de fragiliser les États surendettés de l’UEM, qui auraient alors les plus grandes difficultés à servir leurs dettes, forçant peut-être l’un ou l’autre à quitter l’Euroland.
Telle est la contradiction systémique que les dirigeants de la zone euro devront rapidement surmonter s’ils veulent faire mentir la prévision de Nordvig de l’inéluctable éclatement de l’UEM.