Le récent développement de la nano-optique et la nanophotonique, et des nanomatériaux associés, permet de manipuler et d’exploiter l’interaction lumière-matière à une échelle nanométrique, c’est-à-dire, à une échelle très petite devant la longueur d’onde de la lumière. Cette branche récente de l’optique offre aux physiciens, chimistes et biologistes de nouvelles perspectives d’exploitation de la lumière et permet d’explorer d’anciens ou de nouveaux rêves de l’humanité1. L’un de ces rêves concerne l’invisible. Rendre un matériau invisible ou voir l’invisible est un pari qui fascine depuis longtemps les chercheurs, ces derniers étant, semble-t-il, plus motivés par le pari intellectuel et scientifique et la dimension philosophique de l’enjeu que par la nécessité de répondre à des besoins technologiques pressants définis.
La nanophotonique s’est attaquée à ce problème dès les années 90 avec le développement de nanomatériaux artificiels, les métamatériaux, capables de rendre les objets invisibles2. C’est en ce sens que les travaux rapportés par Yuqian Ma et al. révèlent tout leur intérêt car ils permettent de franchir une nouvelle étape en utilisant des nano-objets photoniques pour voir l’invisible. Ces nano-objets sont des nano-cristaux (NC) permettant de transformer la lumière infrarouge (IR) en lumière visible capable d’exciter les photorécepteurs de la rétine et de générer ainsi un signal électrique que le cerveau peut traiter. Le phénomène physique, différent de la génération d’harmoniques supérieures permise par les cristaux non linéaires tel que le niobate de potassium, est assez bien connu depuis les années 60 et est basé sur les propriétés d’« up conversion » que possèdent certains matériaux qui permettent l’émission d’une longueur d’onde plus faible, c'est à dire plus énergétique que la longueur d’onde incidente. Les NC présentant ces propriétés sont synthétisés et utilisés notamment pour des applications biomédicales depuis de nombreuses années3.
L’originalité des travaux de Ma et al. réside dans la nouvelle approche qu’ils mettent en perspective en ancrant précisément ces NC à la surface de la rétine d’un petit mammifère, en l’occurrence, une souris. L’image IR invisible se forme alors sur la rétine et est partiellement transformée en image visible via les NC. Les travaux rapportés dans l’article sont sérieux et basés sur des protocoles établis. D’ailleurs, les nombreuses études montrent sans ambiguïté scientifique que, des souris vivantes ont été sensibles à une longueur d’onde de 980 nm, normalement invisible à l’œil nu par les mammifères : sensibilité à la lumière et reconnaissance de formes, tout en maintenant la vision dans le domaine du visible. En ce sens, ces travaux sont sans conteste, très innovants et même plutôt impressionnants même si quelques points peuvent faire l’objet de discussions plus approfondies.
Notion de nano-antenne
Le terme « nano-antenne » est utilisé par les auteurs. Au cours de la dernière décennie, les nano-antennes optiques ont fait l’objet de nombreuses études et développement. Inspirée par le domaine antennes électromagnétiques « classiques » fonctionnant dans les domaines des micro-ondes et du THz4, la communauté de la nano-optique s’est appropriée le sujet afin d’optimiser les propriétés des nano-objets pour l’optique. A l’instar des antennes classiques, il s’agit d’optimiser le couplage entre un rayonnement, ici, il est question de rayonnement optique extérieur lointain (incident pour des antennes réceptrices, diffracté pour des antennes émettrices) et l’excitation de densité de charges et courants locaux au sein des nano-objets. Ces derniers ont été en général développés à partir de métaux nobles comme l’or et l’argent présentant, dans le visible et l’IR proche, des résonances électroniques que l’on peut coupler avec la lumière, les résonances plasmons, afin d’amplifier les effets électromagnétiques et compenser l’absorption. Une définition élégante de l’antenne optique a été proposée en 2011 : il s’agit d’un nano système optique utilisé « to convert the energy of free propagating radiation to localized energy, and vice versa »5.
Dans leur papier, Ma et al. utilisent des nano-antennes réceptrices non linéaires qui permettent de convertir un rayonnement IR en un une lumière visible. Il est alors intéressant de se poser la question des processus des transferts d’énergie impliqués à différentes échelles. Un rayonnement à la longueur d’onde de 980 nm provenant d’une LED, donc, a priori, peu cohérent et non polarisé, éclaire des nano cristaux non linéaires, résultant en un rayonnement visible présentant des nouvelles composantes spectrales susceptible d’exciter les cellules photosensibles de la rétine. Ces NC ont une taille typique de 20 nm, très petite devant les longueurs d’ondes impliquées. Le champ rayonné par les NC est donc constitué principalement d’ondes évanescentes et d’ondes radiatives. Chaque composante spectrale émise est par ailleurs associée à une densité de charges oscillantes de différentes fréquences, confinées à la surface des NC.
La distance entre les NC et les cônes et bâtonnets auxquels ils sont ancrés n’est pas facile à évaluer mais il semblerait, d’après l’illustration 1F et les photos 1L, que les NC soient en contact direct avec les photorécepteurs, soit une distance de quelques nanomètres, ou moins. Le transfert d’énergie entre les NC excités par la lumière IR et les photorécepteurs peut alors être partiellement non radiatif : transfert de charges ou de dipôles (type FRET : Förster Resonance Energy Transfer) plutôt qu’un transfert de photons visibles absorbés par les photorécepteurs. D’autre part, en cas de transfert radiatif, les photorécepteurs peuvent absorber le champ électromagnétique radiatif ou évanescent. Il serait intéressant d’évaluer les poids respectifs de ces transferts radiatifs et non radiatifs, évanescents ou non évanescents. Dans le cas des transferts non-radiatifs, on pourrait se poser la question « à quel point les photorécepteurs sont-ils adaptés à ce type de transfert d’énergie ? N’y a-t-il pas à terme un risque de dégradation de leur fonction de photorécepteurs ? »
Une autre question importante se pose : s’agit-il de bonnes antennes ? Une bonne antenne – nous parlons ici d’une antenne réceptrice, est une antenne qui a été désignée pour une application spécifique et dont les paramètres ont été optimisés pour détecter efficacement une onde radiative et la convertir en une énergie confinée exploitable. Les nano-antennes optiques sont caractérisées par des paramètres précis : densité locale d’état électromagnétiques, impédance et puissance dissipée (important par exemple pour quantifier de chaleur qui pourrait être émise et endommager à termes la rétine), directivité (diagrammes de réception et d’émission en champ lointain), gain, amplification (due à des effets d’interférence), section efficace d’absorption, etc. On peut regretter que ces paramètres ne soient ni discutés, ni quantifiés dans l’article. Autrement dit, il n’est pas sûr que le terme « nano-antennes » soit approprié, ni même « mérité ». Les nano cristaux sont peut-être des nano-antennes optiques, mais sont-elles de « bonnes » nano-antennes pour l’application visée ? La question demeure suspendue.
Toxicité
Les auteurs de l’article semblent assez optimistes concernant la bio toxicité, optimisme justifié par un certain nombre d’études. Ces dernières, réalisées par les auteurs eux-mêmes, mais aussi par d’autres groupes, ne semblent avoir montré aucun effet néfaste de type inflammation ou mort cellulaire sur la santé sur des périodes de plusieurs semaines.
Quant aux nanoparticules utilisées pour l’up conversion, elles contiennent, entre autres, des atomes d’ytterbium, d’yttrium, d’erbium, qui sont des terres rares et des atomes de fluor. Compte tenu de la quantité de matériaux utilisée qui restera faible même si cette approche se développe dans les années à venir, on peut sans doute négliger les aspects critiques de développement durable bien connus tels que l’approvisionnement, le cycle de vie, ou encore l’impact sur l’environnement, liés aux terres rares. Cependant, il est difficile de croire en l’absence d’effets sur la santé sur le long terme même à plusieurs années6. L’optimisme affiché par les auteurs semble donc quelque peu prématuré. Des analyses complémentaires sur le plus long terme devraient donc être envisagées.
Limites intrinsèques de l’approche
L’approche proposée, basée sur une injection oculaire et un ancrage par fonctionnalisation chimique des NC sur la rétine, exploite le système optique « œil » tel qu’il est. Ce point peut constituer un atout mais peut aussi être associé à une limite assez forte. L’œil est en effet un appareil optique dioptrique complexe, optimisé pour l’imagerie en lumière visible, en particulier en termes de résolution et aberrations.
Dans l’approche présentée par Ma et al., des images IR se forment sur le plan de la rétine, en l’occurrence, le plan image du système dioptrique. Cette image a été formée par l’œil qui n’a pas été conçu pour cette longueur d’onde. Au moins deux phénomènes limitants peuvent intervenir :
- l’absorption des tissus. L’œil est principalement constitué de matériaux aqueux et vitreux quasiment transparents dans le visible mais dont l’absorption augmente fortement à partir de 900 nm7. Vouloir observer l’IR au lieu de s’en protéger en amont ne pourrait-il pas, à terme, entrainer une dégradation des tissus par échauffement de ces derniers ?
- la résolution spatiale. Celle-ci est régie, comme pour tout système imageur, par la longueur d’onde via le phénomène de diffraction. Ce n’est sans doute pas une coïncidence qu’une diminution de la fréquence maximum détectable ait été constatée dans le proche infrarouge par rapport au visible. Le facteur (environ = 2) entre les deux situations correspondrait à peu près au rapport des deux longueurs d’onde.
Par ailleurs, tout système optique dioptrique imageur présente des aberrations géométriques et chromatiques. Concernant les aberrations chromatiques, il n’est pas certain que, dans le cas d’une mise au point précise réalisée par l’œil du mammifère, à savoir que le phénomène est alors non conscient, l’image IR soit dans le même plan que l’image visible. Si l’on considère un simple modèle de dispersion de Cauchy, l’image IR est probablement formée derrière l’image visible. Il y aurait alors deux images situées sur deux plans différents : une image visible et une image IR susceptible de se transformer sur la rétine en une image visible via les NC. Le mammifère aurait donc un choix inconscient à faire : voir l’image visible nette et l’image IR floue, ou l’inverse ? Il serait intéressant d’étudier la mise au point de l’œil dans le cas de cette imagerie à deux longueurs d’onde sachant qu’une longueur d’onde IR plus élevée, correspondant par exemple à l’infrarouge thermique autour d’une longueur d’onde de 10 microns, amplifierait les effets décrits ci-dessus de façon considérable.
Utilité par rapport aux capteurs existants et acceptabilité
Il semble difficile d’imaginer une utilisation de cette approche par l’être humain. Les détecteurs et caméras sensibles à l’infrarouge, du proche IR à l’IR thermique et à l’UV sont nombreux et performants. Ils permettent une imagerie efficace couplée à une information spectrale et même une résolution temporelle permettant aussi d’analyser les phénomènes rapides8. Les signaux électriques résultant de la détection sont convertis en image visible via un écran ou même des lunettes portables. Il existe d’ailleurs des lunettes IR portables basées, à l’instar de l’article de Ma et al., sur l’utilisation de cristaux permettant l’up conversion9.
Par rapport à ces nombreux systèmes, l’approche proposée par Ma et al. ne présente pas d’avantages particuliers et on imagine mal un humain envisager une modification plus ou moins hasardeuse de sa rétine plutôt que d’utiliser des systèmes optoélectroniques extérieurs de plus en plus légers et performants. Par ailleurs, il faut bien avouer que permettre aux mammifères non humains d’acquérir une vision IR ne présente que peu d’intérêt en pratique.
Mais comme ne manquent pas de le préciser les auteurs, l’intérêt de l’approche pourrait surtout résider dans le traitement de maladie oculaire et, de manière générale, dans la recherche sur la vision et sur les principes de fonctionnement des cellules photosensible de la rétine.