Daniel Ellsberg est mondialement connu comme lanceur d’alerte pour avoir copié et confié, d’abord au New York Times puis au Washington Post, les fameux Pentagon Papers, dont la publication contemporaine du scandale du Watergate allait précipiter la chute de Nixon et sa démission. On sait moins, et c’est l’objet du livre qu’il vient de publier, qu’en 1961, travaillant à la Rand Corporation comme économiste spécialiste de la théorie du choix rationnel, il fut détaché auprès de la Maison Blanche et du Pentagone pour travailler auprès de Robert McNamara à dresser les plans d’une guerre nucléaire. En 1970, au moment de quitter la Rand, il avait copié tous les documents qui se trouvaient dans son coffre, non seulement ceux qui concernaient la guerre du Vietnam mais aussi ceux qui portaient sur la guerre nucléaire. Il s’interrogea sur la priorité à donner à leur publication. Il lui parut évident que faire connaître le danger que faisait courir à son pays mais aussi au monde la poursuite de la stratégie nucléaire américaine – rien de moins qu’une apocalypse conduisant sinon à l’extinction de toute vie sur terre, du moins à la disparition de ce que nous nommons la civilisation – était beaucoup plus important que de dénoncer le scandale vietnamien. C’est pourtant le choix inverse qu’il fit. Ellsberg avance des raisons pragmatiques comme l’urgence de mettre fin à une guerre absurde, mais le reste du livre laisse entrevoir une raison plus profonde : le sentiment d’inutilité que l’on éprouve à vouloir jouer le prophète de malheur en matière d’arme nucléaire dans un monde qui reste désespérément « aveugle devant l’apocalypse », pour reprendre l’expression du philosophe allemand Günther Anders1.
Mis de côté, les documents copiés concernant la question nucléaire furent perdus et jamais retrouvés, à la suite de circonstances rocambolesques. Presqu’un demi-siècle plus tard, alors que beaucoup des originaux ont été déclassifiés et que nombre d’enquêtes ont été publiées sur le sujet, Ellsberg se décide à livrer ses réflexions sur une question qui a aujourd’hui encore plus d’actualité et d’urgence qu’en 1970. Il le fait en relatant ce qu’a été son expérience unique de penseur et d’artisan de la stratégie nucléaire américaine.
Une extraordinaire omission dit mieux que tout autre trait ce que ce livre fantastique a de singulier. Il n’y a dans l’index aucune entrée correspondant à « dissuasion » (deterrence). Certes, le mot apparaît ici et là dans les pages du livre, mais il n’est pas élevé au rang de concept, digne de figurer parmi les catégories clés. C’est un cas absolument unique dans la littérature très riche sur l’armement atomique.
On croyait savoir que l’arme nucléaire était une arme de non emploi et qu’en voulant la posséder une nation n’avait qu’un but : empêcher que les autres ne s’en servent. C’est cet usage négatif que l’on appelle dissuasion. Certes, un esprit faible comme Trump ne peut admettre ou même simplement comprendre que, Obama lui ayant légué un programme de modernisation de l’arsenal US d’un trillion de dollars, il allait simplement l’exécuter pour ensuite se contenter d’admirer les ICBM bloqués dans leurs silos. Si c’est pour ne pas s’en servir, « then, why are we making them? Why do we make them?2 »
On trouve plusieurs fois dans ce livre comme une défense sans doute involontaire du Président Trump. Son ignorance et sa naïveté peuvent parfois faire effet de sagesse ou de perspicacité si on les compare aux raisonnements sophistiqués des stratèges. C’est que ceux-ci sont obnubilés par les paradoxes de la dissuasion, qui font coïncider la rationalité implacable du calcul des chances et la folie pure (insanity). Montrons-le sur la théorie pure de la dissuasion, connue sous le nom parfaitement approprié de MAD, pour Mutually Assured Destruction. Ellsberg n’en dit presque rien, en cohérence avec la thèse qui est la sienne.
La première chose à préciser est qu’avant d’être une doctrine ou une stratégie, MAD est une situation, donc un état de fait. Elle est le cas si deux puissances nucléaires en situation d’hostilité se présentent comme à la fois vulnérables et invulnérables. Vulnérables, puisqu’elles peuvent mourir de l’agression de l’autre ; invulnérables, car elles ne mourront pas sans avoir fait mourir leur agresseur, ce qui implique que, quelle que soit la puissance de la frappe qui les fait s’effondrer, elles conservent une capacité de seconde frappe. Il faut ajouter une condition essentielle et parfaitement contraire à toute doctrine militaire : elles ne se protègent pas contre une attaque nucléaire de l’autre. L’incarnation de cette condition est évidemment le traité ABM (pour Anti-Ballistic Missile) signé par Leonid Brezhnev et Richard Nixon en 1972.
En d’autres termes, chaque nation offre aux possibles représailles de l’autre sa propre population en holocauste. La sécurité y est fille de la terreur. Si l’une des deux nations se protégeait, l’autre pourrait croire que la première se croit invulnérable et, pour prévenir une première frappe, frapperait la première. Tel est du moins le raisonnement que Robert McNamara tenta dès 1967 d’inculquer à son homologue soviétique Alexei Kosygin.
MAD assure donc en principe que personne n’attaque en premier car ce serait suicidaire, menant à coup sûr à la destruction mutuelle. Encore faut-il que la menace dissuasive, c’est-à-dire la menace que l’autre profère de déclencher une escalade qui mènera tout le monde à sa perte, soit crédible. Or il serait fou de la mettre à exécution. Ellsberg relate que lorsqu’en 1969 le président Nixon fut informé que la seule option technique pour exercer des représailles en réponse à une attaque soviétique provoquerait la mort de dizaines de millions de Russes en quelques heures, étant donné la puissance prodigieuse de la bombe à hydrogène, il en fut épouvanté. Son conseiller à la sûreté nationale, Henry Kissinger, s’écria : « Comment peut-on rationnellement décider de tuer quatre-vingt millions de personnes ?3 ». J’insiste sur le mot « rationnellement ». Ce n’est pas à l’éthique que se réfère Kissinger : quelle éthique pourrait bien juger des actes qui dépassent monstrueusement l’échelle de la condition humaine ? Non, c’est bien à la raison qu’il en appelle. Mais cette raison bafouée fait partie intégrante de la rationalité de la dissuasion.
On a cru que l’escalade verbale entre Kim Jong-Un et Donald Trump l’été dernier avait atteint un tel sommet que seul un échange réciproque de frappes atomiques pourrait calmer les nerfs des protagonistes, au prix de millions de morts. On a oublié que la Guerre froide n’avait pas débouché sur une apocalypse en dépit de, ou, selon la théorie, grâce à des échanges de menaces non moins extrêmes. « Nos sous-marins sont capables de tuer cinquante millions de personnes en une demi-heure. Nous pensons que cela suffit à dissuader quelque adversaire que ce soit », déclarait en 1986 un stratège militaire français dont il vaut mieux oublier le nom. Les commentateurs ont cru voir en Trump le sosie de Nixon. On s’est souvenu que sous le nom de Madman Theory, ce dernier avait eu en pleine guerre du Vietnam l’idée géniale que s’il feignait d’être exaspéré au point de commettre un acte fou, les Nord-Vietnamiens le supplieraient de faire la paix aussitôt. Trump serait donc son émule. On n’a pas saisi que loin d’être une invention de Nixon, la théorie du fou est partie intégrante de la doctrine MAD, comme le théoricien des jeux Thomas Schelling l’affirmait dès 1960 dans son livre séminal The Strategy of Conflict. Il peut être parfois rationnel de mimer l’irrationalité4. Ellsberg, qui fut l’étudiant de Schelling, ne cite pas le livre de son mentor, mais s’accorde la paternité de l’idée5.
Pour jouer efficacement le jeu MAD, il faut être capable de tenir deux rôles à la fois, le sien, celui du stratège rationnel, et celui du cinglé absolu. Cela implique un superbe talent de comédien, celui qui est tout ensemble son personnage et l’acteur qui l’incarne à distance. Nixon avait ce talent, ce qui ne l’a pas empêché de perdre la guerre, on peut douter que Trump en soit capable. Voici la raison principale pourquoi il est éminemment dangereux.
Le but de MAD est de faire que personne n’attaque en premier. La « paix » qui en résulte est si singulière qu’on doit en faire un oxymore et dire « paix nucléaire ». En prenant l’oxymore à rebours on obtient « guerre froide ». La thèse principale du livre d’Ellsberg est qu’on se trompe complètement si l’on croit que c’est cette paix paradoxale qui a été recherchée par les États-Unis depuis que ce pays possède l’arme nucléaire. Il ne s’agit pas de garantir que l’on n’attaquera pas en premier, il s’agit au contraire de rendre crédible que l’on est prêt à attaquer en premier. Le retournement de perspective que défend Ellsberg est complet. Pourquoi la détermination d’attaquer l’adversaire par surprise au moyen d’une frappe nucléaire préemptive pourrait passer pour douteuse aux yeux de ce dernier ? Précisément parce qu’il conserverait une capacité de seconde frappe. Le moyen de dissiper ces doutes est donc de mettre en place un programme de « limitation des dommages » chez soi.
Il n’y a pas un seul président américain depuis Truman, soutient Ellsberg, qui se soit engagé à ne pas employer (use) l’arme nucléaire en premier. Beaucoup se sont préparés à une frappe préemptive en réponse à ce qu’ils jugeaient être une attaque imminente de l’adversaire, qu’elle soit conventionnelle ou nucléaire. La préemption, ce sont des représailles par anticipation : il s’agit, paradoxalement, de « strike second first » (soit, être le premier à frapper en second). Avec l’Union soviétique, il ne s’est jamais agi en priorité de dissuader une attaque nucléaire surprise mais bien de minimiser les dégâts causés par la manière dont elle répondrait à une première frappe de l’Amérique. Et ce serait encore le cas avec la Russie de Poutine.
Ellsberg a dû trouver une éclatante confirmation de sa thèse lorsqu’en février 2018, John Bolton, avant de devenir le nouveau National Security Advisor de Trump, jugeait parfaitement légitime que les États-Unis réagissent à la menace imminente posée, selon lui, par la Corée du Nord, en frappant en premier.
Selon Ellsberg, donc, contrairement à l’opinion reçue, il n’y a jamais eu de tabou contre l’emploi (use) de l’arme nucléaire, qu’il s’agisse de menaces ou de frappes réelles. La bombe atomique n’est aucunement une arme de non-emploi, comme la théorie de la dissuasion le voudrait, mais une arme dont on annonce qu’on est sur le point de l’utiliser si l’autre vous menace ou pour imposer la satisfaction de ses intérêts. Même si ce livre ne se veut pas un livre théorique, la thèse qu’il avance et illustre par de nombreux exemples est bouleversante. Dans le débat classique sur le choix entre préemption et dissuasion, la première l’a toujours emporté, nous dit l’auteur, et il n’y a pas de raison de penser qu’elle ne triomphera pas à l’avenir. Le monde est donc beaucoup plus dangereux que nous ne le pensions, rassurés à bon compte que nous étions par le caractère supposé auto-invalidant (self-stultifying) de la menace nucléaire. L’auteur est cependant bien obligé de reconnaître que jamais depuis 1945, on est allé, en matière de première frappe, au-delà de la menace6. Il n’envisage pas que la dissuasion, non pas comme doctrine, mais comme « situation », au sens défini ci-dessus, ait pu y être pour quelque chose. C’est là sans doute une limite de sa thèse.
L’illustration la plus forte qu’Ellsberg nous en présente concerne la crise des missiles de Cuba dont il a été un acteur important. Il décrit avec le talent d’un Tom Clancy le suspense qui a opposé deux hommes, Kennedy et Khrouchtchev, l’enjeu n’étant rien de moins que la survie de l’espèce humaine. Ils en étaient conscients l’un et l’autre et aucun ne voulait la guerre. Et cependant, ils en menaçaient l’adversaire afin d’obtenir un meilleur « deal ». Pour grappiller quelque avantage supplémentaire – par exemple, le retrait des fusées américaines de Turquie en échange de l’évacuation soviétique de Cuba –, ils étaient prêts à retarder de quelques heures le moment de l’accord indispensable alors que certains de leurs experts chiffraient à 10 % la probabilité d’une apocalypse nucléaire. Expert en théorie des jeux, Ellsberg sait bien – mais il n’en dit rien ici – qu’il s’agit d’un cas de jeu à somme nulle et à enjeu faible joué au bord de l’abîme. Cette structure n’a rien à voir avec celle de MAD.
Un autre exemple nous est contemporain et met en scène le président Trump, interviewé par le journaliste Chris Matthews en mars 20167. Matthews veut arracher à Trump la promesse qu’il n’emploiera jamais en premier l’arme nucléaire contre l’Europe. La réponse de Trump est restée fameuse, elle a été beaucoup critiquée et surtout raillée, comme si c’était une bourde de plus : « Je ne le ferai pas mais je n’écarte aucune option8 ». On a fait comme s’il y avait une contradiction dans cette phrase. Or il n’y en a aucune mais pour le comprendre on n’évite pas le recours à la métaphysique rationnelle, une discipline philosophique que Ellsberg ne pratique pas explicitement dans son livre même si elle est sous-jacente à nombre de ses développements.
Je ne ferai jamais ceci parce que les circonstances qui m’amèneraient ou m’obligeraient à le faire ne se produiront jamais, n’est pas nécessairement contradictoire avec la proposition selon laquelle je pourrais le faire si les circonstances en question se produisaient – sauf si l’on se situe dans une métaphysique temporelle, telle celle d’Aristote, qui tient l’avenir pour nécessaire en ce que tout événement possible se produira inévitablement : s’il ne se produit pas, c’est qu’il est impossible. Or Trump ne veut et ne peut pas dire qu’il est impossible qu’il recoure à l’arme atomique en premier. Une éthique qui jugerait comme crime abominable le simple fait de rendre possible un holocauste nucléaire ne pourrait donc se satisfaire de l’affirmation que cela ne se produira jamais. La doctrine française de la dissuasion, connue sous le nom de dissuasion du faible au fort, croit échapper à la condamnation éthique par une contorsion logique similaire. Le président de la République française dit : c’est précisément parce que je forme l’intention ferme de mettre à mort soixante millions d’innocents que les circonstances qui m’amèneraient à passer à l’acte ne se produiront pas. Veut-il dire par là qu’il est impossible qu’elles se produisent ? L’efficacité de la dissuasion est réduite à zéro. En matière de dissuasion, il semble qu’on ne puisse à la fois satisfaire l’éthique et la rationalité.
Comme le livre de William Perry paru quelque temps auparavant9, celui de Daniel Ellsberg vaut par l’incomparable témoignage qu’il nous offre sur un demi-siècle d’histoire nucléaire des États-Unis. Le premier est plutôt celui d’un homme d’action, ingénieur de formation, ayant été appelé à des responsabilités éminentes, le second plutôt celui d’un économiste ayant eu l’opportunité de s’approcher du pouvoir ultime, puisque c’est le pouvoir de tuer des centaines de millions de personnes, et ayant décidé de tout faire pour que pareille tragédie ne se produise pas.
Une constante qui traverse le livre du début jusqu’à la fin est le caractère extrême, dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit, des phénomènes, des événements, des grandeurs qui composent l’univers atomique. Dès l’entrée en matière, nous sommes plongés dans l’irréalité des grands nombres. Ellsberg raconte le choc qu’il reçut au printemps de 1961 en apprenant le nombre de morts qu’entraineraient les plans de guerre nucléaire qu’il avait contribué à élaborer s’ils devaient être mis en œuvre : six-cents millions. Ellsberg croit bon de préciser : « cent Holocaustes10 ». Ces chiffres sont si démesurés qu’ils ne provoquent même plus ce qui pourrait ressembler à un sentiment connu tel que la peur, la révulsion, le chagrin, la compassion, la pitié. Nous sommes ici sortis de la condition humaine et les calculs stratégiques relèvent de la démence.
L’horreur est elle-même au-delà du pensable, de telle sorte que les acteurs du drame ne sont plus capables de faire les distinctions qui, avec le recul, s’imposent. Ellsberg décrit une scène hallucinante, digne d’un conte d’Edgar Poe :
Les gens sont en train de suffoquer et ils s’échappent des abris où ils s’étaient réfugiés. Ils se précipitent dans les rues avoisinantes et sont transformés en torches vivantes. Des mères et leurs bébés réussissent à se jeter dans les canaux pour échapper à la fournaise. Mais ces canaux se mettent à bouillir et les familles meurent ébouillantées par milliers11.
La scène se passe au Japon mais il ne s’agit pas d’Hiroshima mais de la destruction de Tokyo par des bombes incendiaires dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, soit cinq mois avant le largage des bombes atomiques. Le nombre de morts est à peu près le même : environ 100 000. Mais il faut une nuit entière pour réussir cet exploit dans le cas de Tokyo, une demie heure avec la bombe atomique. Cela va beaucoup plus vite, l’efficacité est nettement supérieure : une seule bombe permet d’accomplir ce qu’on pouvait faire avec 300 bombardiers. C’est la seule supériorité que le général Curtis LeMay, le chef du Strategic Air Command, c’est-à-dire des forces aériennes du Pacifique, reconnaît à la bombe atomique sur les bombes incendiaires. Comme insistent aussi bien des historiens américains tels Gar Alperovitz et Barton Bernstein que Daniel Ellsberg, aucun questionnement d’ordre moral ne précède la décision du président Truman de recourir à l’arme nucléaire. Cela se fit les jours qui suivirent le 16 juillet 1945, à Potsdam, une banlieue de Berlin. Le 16 avait eu lieu l’essai couronné de succès de la bombe Trinity, à Alamogordo au Nouveau Mexique. Le seuil de l’horreur morale avait été franchi depuis longtemps. La nuit, comme dit la sagesse populaire, tous les chats sont gris. Nous sommes heureusement capables aujourd’hui, avec le recul qui permet l’analyse, de comprendre ce qui fait la spécificité irréductible de l’arme nucléaire.
Pas plus que le passage des bombes incendiaires à la bombe atomique, le passage de celle-ci à la bombe à hydrogène ne provoqua chez les planificateurs de la guerre une réaction autre que celle que l’on peut attendre de bureaucrates dépourvus d’imagination chargés de compter les millions de morts. En 1956, Ellsberg fut surpris d’apprendre que l’estimation du nombre de morts chez les Soviétiques causés par une première frappe américaine avait été multipliée par dix en un an12. Avait-il été décidé en haut lieu que pour dissuader les Soviétiques d’attaquer en premier il fallait les menacer de centaines de millions de morts et non plus seulement de dizaines de millions ? L’explication était beaucoup plus simple et triviale. Les plans d’attaques n’avaient en rien été changés, même stratégie, mêmes cibles, etc. Simplement, les bombes à fission avaient, dans ces plans, laissé place à des bombes à fusion dix fois plus meurtrières. L’arithmétique s’était substituée à la pensée.
Le caractère extrême des grandeurs en cause se manifeste également, en contrepoint, dans l’infiniment petit, qu’on appelle aussi en logique mathématique, le vanishingly small. Il s’agit de l’estimation des chances qu’un événement aux conséquences immensément désastreuses – disons la disparition de l’espèce humaine – se produise. La question s’est en particulier posée de façon dramatique avant l’explosion de la bombe test, le 16 juillet 1945. Certains des meilleurs esprits du moment tenaient pour très peu vraisemblable, mais non impossible, que cette explosion produise une mise à feu de l’atmosphère, condamnant toute vie sur Terre. D’autres, non moins compétents, pensaient que les chances étaient nulles. Mais c’est le débat moral qui est intéressant. Certains pensaient que tant que l’on n’était pas absolument certain que les chances étaient effectivement nulles, il fallait s’abstenir. D’autres étaient prêts à courir le risque. Que vaut le calcul rationnel, le calcul des chances, dans ce cas ? Cette question devrait intéresser Ellsberg, dont la formation initiale est dans ce domaine, mais il se contente de décrire les déchirements de conscience qui affectèrent les protagonistes jusqu’à quelques minutes du déclenchement de la réaction en chaîne. Une fois de plus nous avons un récit haletant, mais il y manque le recul théorique13. C’est une autre limite de ce livre.
Nous pouvons esquisser ce qu’aurait pu être le raisonnement des protagonistes. Ils n’avaient probablement ni les moyens intellectuels ni la disponibilité d’esprit pour se livrer à des considérations métaphysiques. Mais ils percevaient que, si nous nommons epsilon la probabilité que la catastrophe redoutée se produise, tout se passait comme si on faisait face à une discontinuité pour epsilon égale zéro. Entre epsilon strictement positif mais vanishing small (en français : tendant vers zéro), et epsilon nul, un abîme existe. Un calcul d’espérance mathématique n’a aucun sens. Il n’existe aucune valeur positive d’epsilon en deçà de laquelle le calcul des chances conclurait qu’on peut prendre le risque de l’apocalypse. La manière la plus simple de formaliser cette intuition est de quitter les modalités de l’incertain pour passer à celles du possible, comme nous l’avons fait plus haut en commentant la proposition intéressante du président Trump. Supposons que epsilon nul signifie que l’événement ne se produira jamais. Peut-on en conclure qu’il est impossible qu’il se produise ? Oui ou non, selon que l’on choisit ou non de se situer dans une métaphysique qui rend l’avenir nécessaire. Si l’on fait ce choix, en effet, un événement possible se produira tôt ou tard. S’il ne se produisait jamais, c’est qu’il serait impossible. En définitive, le choix des protagonistes se ramenait, implicitement, au choix d’une métaphysique temporelle14.
Le meilleur moyen d’assurer le succès d’une première frappe nucléaire est de viser l’ennemi à la tête : le Président de la nation adverse, qui a le monopole de la décision d’appuyer sur son bouton. Mais supposons que la nation ennemie ait décidé pour se rendre moins vulnérable de déléguer le pouvoir de déclencher le feu nucléaire à de multiples personnes, chacune pouvant elle-même déléguer ce pouvoir aux échelons immédiatement inférieurs, lesquels dans certaines circonstances peuvent faire de même à leur tour. Supposons de plus qu’en certains nœuds de cette structure en cascade, la décision de lancer les représailles soit automatique, au sens figuré comme au sens propre, c’est-à-dire, dans ce second cas, déléguée à un mécanisme. Le pouvoir dissuasif du système semble assuré. Cependant, dernière hypothèse fantastique, supposons que la nation ennemie ait omis d’informer sa rivale de l’existence de ce dispositif. Patatras ! La première nation cherche à décapiter son adversaire et se trouve confrontée à une hydre dont une tête au moins va être capable de déclencher l’escalade vers la destruction mutuelle assurée.
On aura reconnu dans ce scénario absurde l’humour noir du film génial de Stanley Kubrick, Dr. Strangelove (1964) : les Soviétiques ont inventé la fameuse Doomsday Machine qui répond de façon automatique à l’alerte d’une attaque nucléaire américaine par le lancer d’un essaim de bombes thermonucléaires, mais ils ont omis d’en informer l’ennemi américain. Cependant, comme l’a dit Martin Hellman, du Center for International Security And Cooperation de Stanford, ce film, loin d’être une parodie, est un « documentaire ». Il est fidèle à ce qu’a été la situation nucléaire de la Guerre froide. C’est exactement la thèse d’Ellsberg.
Comment expliquer le fait que ni les Américains ni les Soviétiques n’aient pendant toute la Guerre froide songé à faire savoir à leur adversaire qu’ils avaient mis au point une Doomsday Machine avec délégation du pouvoir de déclencher le feu nucléaire jusqu’à des niveaux subalternes ? C’est ainsi que pendant la crise de Cuba les Américains ignoraient que les sous-marins soviétiques qui croisaient autour de l’île étaient équipés d’ogives nucléaires et que, dans certaines circonstances qui furent le cas plusieurs fois, leur commandement avait délégation de déclencher une attaque contre la côte Est des États-Unis. Ellsberg reconnaît pleinement le caractère démentiel de la situation mais il n’en propose en passant qu’une explication paradoxale : reconnaître publiquement, à la face du monde, qu’on a mis au point une Doomsday Machine, c’est prendre le risque d’épouvanter son public, ses alliés et le reste de la planète.15 Mais provoquer la terreur n’est-il pas l’essence de la dissuasion ? Ce que cet « oubli » révèle, et c’est la thèse du livre d’Ellsberg, c’est le peu de cas fait de l’idée même de dissuasion. Quoi de plus terrifiant que l’image d’un mécanisme monstrueux à la Kafka dont nous sommes les créateurs mais qui peut à tout instant nous broyer sans la moindre intention mauvaise ? Mais encore faut-il connaître son existence. Grâce à des ouvrages comme celui d’Ellsberg nous éprouvons une peur rétrospective et anticipatrice. Que les acteurs de l’époque n’aient pas cherché à en faire une arme de dissuasion est bien la preuve que ce n’était pas là leur objectif.
Le concept de Doomsday Machine est si important dans l’économie de l’ouvrage que Ellsberg en a fait son titre. A la fin du livre, il en élargit la définition ainsi :
un système très coûteux fait d’êtres humains, de machines, d’électronique, de communications, d’institutions, de plans, de formations, de discipline, de pratiques et de doctrine, qui, soumis à des conditions d’alarme électronique, de conflit externe ou à la perspective d’une attaque, conduirait avec une probabilité inconnaissable mais peut-être forte à la destruction complète de la civilisation et de presque toute vie humaine sur Terre16.
Ici aussi Ellsberg prend le contrepied des idées reçues. On s’est beaucoup trop : la prolifération et le terrorisme. Or le principal danger provient plus que jamais de l’existence de deux Doomsday Machines se faisant face, l’américaine et la russe, « susceptibles d’être déclenchées par une fausse alerte, un acte terroriste, un lancement non autorisé ou la décision désespérée de provoquer l’escalade17 ». Certes, une dénucléarisation totale du monde ne serait même pas la solution définitive, car si l’on supprime les armes, il restera toujours le know how. Mais on peut et l’on doit d’urgence démanteler ces deux Doomsday Machines. C’est la recommandation finale d’Ellsberg.
On imagine sans peine qu’il a vu dans les événements du samedi 13 janvier 2018 une éclatante confirmation de sa thèse. Ce jour-là, les habitants de l’archipel de Hawaï ont été saisis d’épouvante pendant 38 très longues minutes. Non seulement ils étaient persuadés qu’ils allaient mourir, eux et leurs proches, mais ils se sentaient horriblement piégés, incapables d’imaginer ce qu’il fallait faire pour échapper à l’horreur. A 8 heures 10 du matin, tous ceux qui se trouvaient sur l’archipel, habitants et touristes, reçurent sur leur téléphone portable une alerte qui disait : « BALLISTIC MISSILE THREAT INBOUND TO HAWAII. SEEK IMMEDIATE SHELTER. THIS IS NOT A DRILL ». Il était d’autant plus inévitable de prendre l’alerte au sérieux que Hawaï se trouve à mi-chemin entre la presqu’île coréenne et la Californie. En vérité un fonctionnaire avait pris un message enregistré à l’occasion d’un exercice aérien pour une véritable alerte et l’avait relayé urbi et orbi. Tout revint dans l’ordre mais non sans laisser de trace. Trois jours plus tard, le même scénario se déroulait au Japon : l’archipel allait être frappé de façon imminente par un missile nord-coréen. Cette fois, cinq minutes suffirent pour que l’erreur fût corrigée.
Il s’en est fallu de peu pour que l’horreur se produise. De fait, il eût suffi que l’alerte provienne du commandement militaire pour que le Président américain ait environ cinq à dix minutes pour décider de lancer une batterie de missiles balistiques intercontinentaux avant qu’ils ne soient détruits dans leurs silos. Si l’alerte était fausse il aurait ainsi déclenché par erreur la troisième guerre mondiale, celle qui, comme disait Einstein, serait suivie de l’âge de pierre et des frondes.
Nous trouvons ici une configuration intéressante. D’un côté, un monde de fausses : c’est le monde de la dissuasion qui n’émeut personne. De l’autre, un monde qui a les nerfs à vif, où les fausses alertes se multiplient et peuvent déclencher l’hécatombe. Le paradoxe étant que ce second monde a été engendré par le premier.
Comme le dit l’ancien secrétaire à la Défense du Président Clinton, William Perry, la leçon à tirer de tout cela est qu’il est devenu impératif de traiter toutes les menaces et toutes les alertes, quel que soit leur caractère excessif, comme si elles étaient vraies18. Son raisonnement est le suivant. Le principal danger ne vient pas des mauvaises intentions, mais de ce qu’on peut appeler d’un terme générique, un accident. Ce peut être une faute de calcul stratégique, un contresens sur une déclaration d’autrui, quelqu’un qui appuie sur le mauvais bouton ou clique sur un lien erroné. Or qu’est-ce qu’une fausse alerte sinon un accident ? Quelle différence y a-t-il entre des missiles qui tombent vraiment sur la Californie et une fausse alerte qui dit que des missiles s’approchent de la Californie, puisque cette fausse alerte va provoquer une riposte immédiate ? Il n’y a pas de différence parce que la fin de l’histoire, dans les deux cas, c’est la destruction mutuellement assurée.
Le monde de Trump, on le sait, est celui des fake news. Tout est faux, ici, en effet, jusqu’au moment où une bombe thermonucléaire éclatera quelque part dans le monde. Le principe de réalité l’aura définitivement emporté.