« Trajectoires : de la sédentarisation à l’État » est le laboratoire d’archéologie (Néolithique – Âge du fer) de l’Université de Paris 1 / CNRS.
Le 21 août 1968, l’archéologue tchécoslovaque Bohumil Soudský accompagné d’une poignée d’assistants parmi lesquels Jean-Paul Demoule, vingt-et-un ans, fouillaient le site néolithique de Bylany près de Prague lorsqu’ils virent entrer dans la capitale un défilé de chars des armées soviétique, polonaise, est-allemande et bulgare. Tous venaient pour faire taire les enthousiasmes d’une partie de la population et du Parlement qui venait d’approuver la levée de la censure et de proposer des réformes économiques et sociales dont les dirigeants soviétiques craignaient fort qu’elles ne donnent un visage trop humain à la société tchécoslovaque. En une nuit, ces quelques dizaines de chars allaient mettre un terme à cet élan populaire.
En tant qu’archéologues à l’ouvrage, Soudský et le jeune Demoule retinrent de cette répression du Printemps de Prague une image et un enseignement. L’image fut celle d’engins de guerre envahissant un pays dont le passé archéologique compte parmi les plus riches d’Europe, deux décennies seulement après les irréparables destructions du patrimoine archéologique de Prague pendant l’occupation allemande. L’enseignement fut qu’un tel coup de force politique est toujours, d’une certaine façon, une trace qui vient s’inscrire sur d’autres traces, et parfois effacer, c’est-à-dire réduire à néant, les traces précédentes. C’est un évènement qui laisse des traces visibles, non seulement dans les livres et, par conséquent, dans l’histoire mais aussi dans le sol. Un tel coup de force politique est, à ce titre, un évènement archéologique.
En 1971, sans doute peu convaincu par les politiques d’épuration qui écartèrent les partisans du Printemps de Prague et mirent en œuvre une « normalisation » appuyée par les Soviétiques, Soudský quitta illégalement l’État fédéral tchécoslovaque pour la France, et n’y revint jamais jusqu’à sa mort prématurée en 1976. Ces cinq années furent riches en innovations pour l’archéologie. Soudsky révolutionna sa discipline, essentiellement par l’utilisation pionnière de deux techniques. La première fut l’utilisation de pelles mécaniques pour décaper les surfaces de terres labourables qui recouvrent les surfaces plus profondes visées par les archéologues. La seconde innovation fut l’introduction des technologies informatiques dans la discipline, en particulier dans le traitement des données archéologiques.
Les Nouveaux Archéologues
Avec ces deux innovations, Soudský semble avoir anticipé, dans la décennie 1960, la vitalité des « Nouveaux Archéologues ». Porté notamment par Colin Renfrew, le mouvement était très influent en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Il prônait une refondation de la discipline archéologique et, en particulier, du raisonnement archéologique sur des bases plus solides et plus scientifiques qu’auparavant. Il s’agissait, en somme, de rendre l’archéologie plus légitime et ses résultats à la fois plus pertinents et crédibles en renforçant les méthodes de raisonnement des archéologues sur le plan de la rigueur logique et démonstrative. Soudský et les Nouveaux Archéologues allaient poursuivre ces emprunts et influences réciproques jusqu’à la mort de l’archéologue tchèque. Tous voulaient s’éloigner de la tendance à constituer des typologies de données archéologiques sans construire des interprétations qui permettent de ne pas en rester à un travail archéologique purement descriptif. Il ne s’agissait plus seulement de « dégager, dater et interpréter les données mais d’engager une réflexion sur les types d’informations que transmettent ces typologies et sur leurs limites »1.
L’utilisation de l’informatique dans le traitement des données archéologiques est un point partagé avec le travail de l’archéologue Jean-Claude Gardin, dont les travaux ont particulièrement marqué Demoule et ses collègues de Trajectoires. Gardin introduisit et prôna l’utilisation des nouvelles technologies informatiques dans les sciences humaines en général, et dans l’archéologie en particulier. Il fut le premier, en 1969, à organiser un colloque international sur le rôle de l’informatique, des statistiques et des nouvelles méthodes de calcul dans les recherches portant sur les objets archéologiques2. Autant archéologue de terrain que théoricien de l’archéologie, il publia en 1979 Une archéologie théorique3.
Gardin était loin d’être insensible au travail des Nouveaux Archéologues. Il prônait lui-même le développement d’une archéologie qui reposerait sur une démarche « logiciste », soucieuse de la cohérence de ses raisonnements. Il y avait, entre son archéologie théorique et la Nouvelle Archéologie, deux points communs. D’une part, la « volonté d’assigner aux recherches archéologiques des objectifs qui dépassent la collecte et l’étude des vestiges matériels, pour finalement rejoindre les buts de l’anthropologie culturelle et de l’histoire des sociétés. »4 D’autre part, l’ « espoir de parvenir à des « lois » du comportement humain »5, de la même façon que les physiciens avaient été capables, au fil des siècles et des révolutions scientifiques, de dégager avec succès des lois de la physique toujours plus précises dans leurs prédictions, et toujours plus vérifiables.
Depuis sa création sous l’impulsion de Jean-Paul Demoule, le laboratoire Trajectoires a accompagné le développement de cette nouvelle voie de l’archéologie axée sur les enjeux techniques et technologiques. Trajectoires est connu des chercheurs en sciences humaines comme l’un des « gros » laboratoires d’archéologie, avec son frère jumeau ArScAn (Archéologie et Sciences de l’Antiquité), installé dans le même bâtiment. Gros, il l’est par ses 93 membres, dont une soixantaine sont permanents, qui vont de jeunes doctorants et chercheurs à leurs aînés plus expérimentés. Il l’est aussi par sa trajectoire historique : créé au début des années 70 au moment des grandes fouilles menées un peu partout en Europe, le laboratoire est devenu l’un des piliers de l’archéologie néolithique européenne.
Hébergé dans la Maison Archéologie et Ethnologie (Nanterre), Trajectoires a précieusement gardé cet « esprit 68 ». Assistants de Soudský dans la vallée de l’Aisne, Jean-Paul Demoule, Anick Coudart et Michael Ilett en gardent une mentalité qu’ils transmettent volontiers à leurs élèves chercheurs. Il n’est pas rare, à la fin d’une conférence au sous-sol du laboratoire, d’y voir étudiants et professeurs discuter de la prochaine manifestation parisienne. La conscience politique apparaît également dans l’absence de relations hiérarchiques entre les « anciens » et les plus jeunes. Trajectoires dispose d’une base de recherche à Cuiry-lès-Chaudardes, dans l’Aisne, à quelques cent-cinquante kilomètres au nord-est de Paris, où ont été découvertes 33 maisons néolithiques, 120 fosses et 55 000 restes de faune datant de 5 000 avant J.-C.
Le mode de vie néolithique apparaît d’abord progressivement au Proche-Orient vers 10 000 avant J.-C., où l’on ne pratique pas encore la poterie. Il est contemporain de la fin de la dernière glaciation : ce réchauffement climatique naturel est l’une des explications de la pratique plus systématique de l’agriculture. Ces agriculteurs du Proche-Orient n’arrivent sur le territoire européen, avec leur nouveau mode de vie, que vers 6 000 avant J-C. C’est à cette date que les archéologues font débuter le Néolithique : les données archéologiques convergent et l’on repère des ensembles culturels appartenant à un même mode de vie. Le Néolithique laissera place, vers 2 200 avant J-C., à l’âge du bronze puis à celui du fer. Le Néolithique européen couvre donc moins de quatre millénaires : de 6 000 à 2 200 avant J-C. environ.
Le terme de Néolithique signifie « pierre nouvelle », le Néolithique étant « l’âge de la pierre polie » : à cette époque apparaissent les premières haches polies en silex pour couper les arbres, la conséquence de cette invention technique étant une certaine déforestation. En fait, ces haches ne sont qu’un symptôme mineur d’évènements autrement importants : la domestication des animaux et des plantes et, d’autre part, l’apparition des premières inégalités sociales. Ce sont d’abord à ces évènements inédits que le Néolithique permet de donner un nom. Le Néolithique est donc un nouveau mode de vie économique. L’agriculture et la domestication d’espèces nouvelles comme la chèvre ou le bœuf apportent aux Néolithiques une plus grande sécurité alimentaire et matérielle. Les peaux de chèvre et de veau sont notamment utilisées pour tisser les vêtements ; elles ont été retrouvées sur le corps d’« Ötzi », ce Néolithique (3 200 avant J.-C.) momifié par la glace et découvert en 1991 à la frontière austro-italienne, à trois-mille mètres d’altitude.
La « révolution néolithique » fut le point de départ d’une prodigieuse accélération de l’histoire humaine dont nous sommes aujourd’hui, plus que jamais, les héritiers.
Une archéologie politique
À Trajectoires, Demoule prolonge donc la tradition de Soudský et de Gardin tout en traçant une nouvelle ligne de fuite vers l’archéologie politique.
Il porte un regard bienveillant sur la démarche logiciste de Gardin dont il regrette qu’elle n’ait pas donné lieu à davantage de publications et d’expérimentations. Selon lui, cette démarche permet de déconstruire nos propres raisonnements archéologiques, non pas au sens philosophique de la déconstruction mais en son sens logico-mathématique : la mise à plat des différentes étapes du raisonnement. En cela, l’approche logiciste constitue « un exercice d’hygiène intellectuelle qui devrait pousser chaque archéologue à tenter l’autocritique logique de ses propres travaux »6.
Ainsi, l’une des contributions majeures de Demoule à la discipline archéologique consiste à poser l’indissociabilité du technique, du technologique et du politique. De l’utilisation des pelles mécaniques aux changements spectaculaires dans le traitement des données archéologiques par les outils informatiques et statistiques, l’effervescence technique et technologique en archéologie dans la seconde moitié du xxe siècle semble avoir eu pour inconvénient l’oubli du fait que ces changements sont rarement neutres sur le plan politique. Loin d’être de purs produits de l’esprit de conquête scientifique et de la soif de « progrès » des archéologues, les avancées techniques sont en fait rendues possibles, facilitées ou freinées par des luttes de pouvoir et des enjeux politiques que l’accélération exponentielle des changements techniques tend à passer sous silence.
Les enjeux politiques se situent en amont de toute fouille archéologique. Créé en 2001 sous l’impulsion de Demoule, l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) en est l’illustration. Cet institut a pour rôle premier d’organiser les diagnostics et les fouilles archéologiques préventives. Il s’agit donc, avant le début des travaux d’aménagement, de fouiller les sites dont la valeur archéologique est attestée, afin d’en prévenir la destruction partielle ou totale et d’en garder une trace à travers un rapport scientifique exposant les découvertes. Placé sous la tutelle des ministères de la Culture et de la Recherche, cet institut public a donc pour mission de financer le coût des fouilles nécessaires à la préservation de notre patrimoine archéologique.
Pourtant, l’INRAP et la loi qui l’accompagnait donnent lieu à de fortes contestations de la part de responsables politiques qui soulignent des coûts trop élevés pour des bénéfices trop futiles, et dénoncent le ralentissement des travaux. Pourtant, comme le note Demoule, le coût réel de l’archéologie préventive en France représente 0,2 % du budget du bâtiment et des travaux publics, soit « trois euros par an et par Français »7. Par ailleurs, le prétendu ralentissement des travaux n’est pas, selon lui, un argument crédible : il faudrait seulement veiller à ce que la fouille préventive soit insérée dans les étapes préparant la construction, plutôt que de l’ignorer et découvrir par surprise au dernier moment des vestiges archéologiques pénalisant la bonne marche du chantier.8
Ces controverses suivant la création de l’INRAP ont abouti à des compromis que Demoule ne voit pas toujours d’un œil favorable. En particulier, le prix jugé trop élevé des fouilles préventives a été attribué au fait que l’INRAP et les autres services d’archéologie préventive sont des établissements publics. En 2003, la majorité politique d’alors a donc permis la création d’entreprises commerciales privées d’archéologie. L’idée est la suivante : lançons la concurrence entre archéologues afin de faire baisser le coût des fouilles. Pour Demoule, les conséquences ne sont pas glorieuses. Préoccupé de performance et de moindre coût plus que de la qualité des fouilles, l’aménageur du terrain choisit très souvent l’entreprise d’archéologie la moins chère et la moins bien qualifiée. Alors que l’INRAP visait avant tout la qualité de la recherche archéologique préventive, la donne semble désormais inversée.
Les archéologues sont-ils vraiment logiques ?
Dans les années 1930, les positivistes logiques soutenaient qu’un énoncé était doué de signification s’il était vérifiable par l’expérience. Quelques décennies plus tard, les Nouveaux Archéologues mettaient à plat les étapes du raisonnement archéologique pour mieux y déceler les incohérences logiques.
En un sens, Demoule et son équipe à Trajectoires restent attachés à cette démarche de la preuve par vérification des explications archéologiques. Dans une enquête sur le peuple indo-européen, il nous dit que la recherche archéologique ne valide pas les hypothèses d’une localisation anatolienne (turque) ou steppique (les steppes du nord de la Mer Noire) d’un prétendu Foyer originel du peuple indo-européen.9 L’auteur y soutient également que la recherche actuelle en linguistique ne valide pas l’explication selon laquelle les ressemblances entre plusieurs langues indo-européennes et non-indo-européennes s’expliquent par un Grand Arbre de toutes les langues du monde, au fondement duquel se trouverait la langue indo-européenne originelle. Pour Demoule, il existe en fait des modèles archéologique et linguistique plus complexes et plus pertinents que cette recherche désespérée d’un prétendu Foyer originel indo-européen comme source unique de sens et d’explication.
L’archéologue Renfrew soutient une version proche du Grand Arbre de toutes les langues du monde avec, en Europe, la langue indo-européenne comme source unique des diversifications linguistiques ultérieures. Demoule objecte pourtant qu’il existât « des langues non-indo-européennes à l’issue de la colonisation néolithique de toute l’Europe par le peuple indo-européen originel supposé. »10 Si les colons néolithiques venus du Proche-Orient ont repoussé les chasseurs-cueilleurs et diffusé leur langue indo-européenne dans toutes les régions colonisées de l’espace eurasiatique (comme le soutient Renfrew), comment expliquer qu’il a subsisté des langues non-indo-européennes – comme le finnois, l’estonien ou le basque – à l’issue de cette colonisation ?
Pour expliquer la présence de ces enclaves linguistiques à l’issue de la colonisation néolithique, Renfrew explique qu’il s’agit soit de langues antérieures à la colonisation néolithique et qui lui ont résisté, soit de langues installées postérieurement. De toute façon, ajoute-t-il, même s’il s’avère complexe d’apparenter le basque à une langue indo-européenne à la lumière des seules données ethnolinguistiques, il est certain que les populations basques ont adopté le mode de vie néolithique reposant en particulier sur les pratiques plus systématiques de l’agriculture et de l’élevage. Or, ces pratiques ayant été importées par les premiers colons néolithiques du Proche-Orient locuteurs de langues indo-européennes, il conclut que les basques sont eux aussi des Indo-européens, sinon par leur langue, du moins par leur culture matérielle.
Mais pour Demoule, cette explication est démentie par le matériel archéologique : les archéologues n’ont pas retrouvé de traces de colonisation néolithique dans ces régions où Renfrew suggère pourtant qu’il y en eût, comme par exemple dans le sud-ouest de la France où vivait la population basque. Par conséquent, toute adoption du mode de vie néolithique par les populations basques est impossible. Ainsi, « rien ne permet d’identifier des isolats où la néolithisation résulterait d’un processus d’adoption et d’emprunt, par des populations locales de chasseurs-cueilleurs, du mode de production néolithique. »11
Demoule adresse cette même critique au savant Georges Dumézil sur la question de la coïncidence entre sociétés de langue indo-européenne et sociétés à idéologie tri-fonctionnelle. Dumézil avait mis en rapport les trois castes de la religion indo-européenne (prêtres, guerriers et producteurs) et les trois prêtres de la religion romaine (le divin Jupiter, le guerrier Mars et Quirinius).12 L’intuition était forte : on retrouverait la même division de la société en trois fonctions dans la religion indo-européenne et chez les Romains. Dumézil suggérait même qu’une telle division de la société en trois fonctions était spécifique aux Indo-européens : il y aurait coïncidence entre sociétés de langue indo-européenne et sociétés à idéologie tri-fonctionnelle. Demoule note pourtant chez Dumézil une curieuse façon de traiter les cas qui semblent échapper à son intuition. La Grèce antique étant une société de langue indo-européenne, on devrait y retrouver les trois fonctions. Comme par malheur, « la tripartition ne marche pas dans la religion grecque »13, ce qu’avait reconnu Dumézil lui-même !
On distingue mieux la démarche positiviste, sinon « étroitement positiviste »14 de Demoule, qui ne croit qu’en ce qui ne souffre d’aucune insuffisance logique. Rappeler la démarche élémentaire d’un raisonnement scientifique permet d’établir des règles affirmant la pratique de l’archéologie comme science, et non pas simplement comme (moyen) technique ou comme passe-temps pour amateurs fortunés en proie à l’ennui.15 Le rappel peut paraître superflu, mais le fait que l’archéologie ait été essentiellement pratiquée par des amateurs jusque dans les années 1960 dans un pays au patrimoine archéologique aussi riche que la France explique en partie la difficulté des archéologues à convaincre le public de la portée scientifique de leur travail. Dans l’imagerie populaire, un archéologue est un chercheur de trésors, sans cesse stimulé par sa soif de découvertes. La réalité est toute autre : l’archéologue est un chercheur « qui reconstitue les sociétés du passé et leurs trajectoires, à partir des vestiges les plus humbles, voire invisibles à l’oeil nu. »16
La technologie néolithique
À Trajectoires, les archéologues affectionnent en particulier la technologie lithique, ou plutôt les technologies néolithiques, celles qu’utilisaient les agriculteurs néolithiques dans leurs migrations depuis leur arrivée sur le continent européen au ve millénaire jusqu’au ier millénaire avant J.-C.
Une technologie néolithique renvoie à toute méthode par laquelle un agriculteur néolithique utilise un outil ou un matériau en pierre en vue d’une fin donnée. Une équipe de Trajectoires menée par Caroline Hamon a pu étudier la fabrication des meules, ces grands blocs en pierre de grès dont la surface plane servait notamment à broyer les végétaux (noisettes, fruits, etc.) et à moudre les céréales, en particulier le blé. On y voit clairement les différentes étapes de la fabrication des meules au Néolithique, du ramassage du bloc brut en grès au piquetage, c’est-à-dire la percussion répétée du bloc pour aplanir la surface sur laquelle seront broyés les végétaux, en passant par la mise en forme du bloc par laquelle des morceaux de grès sont enlevés autour de la surface. Les différentes étapes de fabrication de ces meules en grès sont connues précisément des archéologues grâce à ces travaux sur la technologie néolithique.17
Cette technologie néolithique propre à l’école française d’archéologie vise à retrouver les gestes techniques derrière les étapes de fabrication de l’outil. Élaborée par l’archéologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, cette reconstitution des gestes techniques forme une chaîne opératoire : la chaîne des gestes par lesquels les humains en viennent à façonner l’outil en question. Derrière chaque étape de fabrication de la meule en grès, il est possible d’inventorier et de décrire précisément un ou plusieurs gestes ayant servi à sa fabrication.18 En plus d’être une activité centrale de Trajectoires, la technologie néolithique est une marque de l’école française. Cet intérêt pour les gestes techniques qui façonnent, manipulent et parfois rendent le corps humain plus docile, n’est pas limité à la discipline archéologique : il est une préoccupation majeure d’une lignée de chercheurs français dont le travail, fondé sur une « archéologie du savoir », n’a cessé de retenir l’attention depuis les années 1960 et 1970.19
Contre l'idéologie
Face à cette approche technique, on distingue deux autres grandes démarches archéologiques. D’une part, l’approche nationale ou ethnique propre aux archéologues de tradition germanique, d’autre part l’approche théorique propre à l’archéologie anglo-saxonne pratiquée par les Britanniques et les Nord-américains. Comme l’approche technique de l’école française, l’approche nationale s’inscrit elle aussi dans une tradition que l’on appelle parfois la tradition germanique d’archéologie. Cependant, les écoles française et germanique se distinguent sur la plupart de leurs fronts.
La conception germanique de l’archéologie repose sur le modèle de l’État-nation qui a vu le jour en Europe au xixe siècle. À chaque culture que les archéologues ont pu rattacher à des types d’objets présentant des similarités – en particulier les outils et les décors de poterie – correspond un ou plusieurs peuples clairement identifiables, un ensemble de personnes que rapprochent des caractères physiques (la taille ou la forme du visage) et de civilisation (la pratique de cérémonies religieuses, la fabrication et l’usage d’outils identiques). Dans les termes de l’archéologue berlinois Gustav Kossinna, « [des] provinces culturelles nettement délimitées sur le plan archéologique coïncident à toutes les époques avec des tribus ou des peuples bien précis. »20
À première vue, l’idée peut paraître convaincante, et de fait elle convainquit beaucoup d’archéologues à la suite de Kossinna : s’ils ont pu « retrouver » la culture néolithique du Cardial à partir de fragments de vases en céramique sur lesquels apparaissent les empreintes d’un coquillage (le Cardium edule), et s’ils ont pu la distinguer des autres cultures néolithiques contemporaines, c’est sans doute parce que cette relative homogénéité des objets et des pratiques traduisait la présence d’un peuple à l’identité physique et culturelle homogène et distincte. En réalité, comme le souligne Jean-Paul Demoule, derrière ce bon sens apparent se cachent une naïveté certaine et un fonds idéologique inquiétant. Comment Kossinna a-t-il pu réduire avec tant d’enthousiasme la diversité des cultures archéologiques au modèle si étroit de « peuple » ? Comment ne pas voir, derrière cette référence prétendument millénaire aux peuples archéologiques, le modèle historique de l’État-nation apparu seulement au début du xixe siècle ?
Pour Demoule, il est naïf d’avoir voulu repérer, derrière la répartition, dans une même zone géographique, d’un certain nombre d’outils et de décors de poterie, un groupe ethnique homogène par ses institutions, son mode de vie économique et sa langue. Si Kossina a voulu cela, c’est parce qu’il cherchait à remonter aux origines des Germains, et par là à celle des Indo-Germains et des Indo-européens. Or, pour cela, il fallait retrouver un peuple germanique originel remontant au Néolithique et étayer la démonstration par des arguments archéologiques. Selon Demoule, l’approche de Kossinna, typiquement idéologique, se résume à la formule suivante : « l’utilisation d’arguments archéologiques pour des identifications ethniques préconçues. »21
Car selon lui, le postulat ethnique de Kossinna n’est pas à la hauteur des recherches archéologiques contemporaines : « faute de matériaux archéologiques, les spéculations ethniques restaient très générales […]. »22 Le postulat ethnique est donc « très réducteur » puisqu’en venant se plaquer sur la réalité archéologique, il « [impose] à la « réalité » de l’observation une interprétation fort restrictive et limitée. Et il peut être finalement circulaire, tout matériau archéologique devant être rangé, puis interprété, dans les termes d’une « culture » définie, sans autre échappatoire.»23
La tradition anglo-saxonne d’archéologie est l’autre grande tradition bien connue des archéologues à Trajectoires. Si Demoule et ses collègues ne sont pas restés insensibles aux Nouveaux Archéologues qui apportaient notamment de nouveaux moyens technologiques, Anick Coudart a bien montré les limites de ces échanges entre la tradition anglo-saxonne et l’école française. Dans un article étudiant l’impact en France de la « New Archaeology »24, Coudart se demande pourquoi les Nouveaux Archéologues ont eu si peu d’influence en France. L’auteur invoque les différences de mentalité entre les cultures française et anglo-saxonne. La mentalité française met l’accent sur la cohérence entre les phénomènes archéologiques observés et le raisonnement qui s’en suit : « [lorsque] les résultats d’une prédiction semblent incohérents, les Français seront peu enclins à douter des déductions utilisées dans leurs propres raisonnements. Ils se demanderont plutôt [...] s’ils n’ont pas mené leurs propres expériences de façon incorrecte. »25 Dans une situation semblable, les Anglo-saxons auront tendance à mettre en cause les concepts utilisés dans leurs raisonnements plutôt que la façon dont ils mènent l’expérience.
C’est le paradoxe de l’école française et, plus généralement, de la pratique des sciences humaines en France : les chercheurs produisent des concepts et des interprétations... dont ils laissent volontiers l’usage à leurs collègues étrangers.
La révolution néolithique
Si le Néolithique constitue, avec la « révolution industrielle » du xixe siècle, la principale rupture technologique de l’histoire humaine, c’est parce qu’y ont débuté des pratiques qui n’ont cessé de nous façonner et de nous transformer. D’abord employée par l’archéologue marxiste Gordon Childe dans les années 1930, l’expression de « révolution néolithique » est entrée dans la culture archéologique populaire. Si Demoule la reprend volontiers à son compte, il ne partage pas la distinction de Childe entre une économie de prédateurs (food gatherers) antérieure au Néolithique et une économie de producteurs (food producers) dont auraient bénéficié les humains après l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Cette vision naïvement optimiste est celle de la révolution industrielle dont l’Angleterre de Childe portait fièrement le flambeau, mais dont nous avons à souffrir aujourd’hui des conséquences, notamment climatiques, les moins plaisantes. Pour Demoule, loin d’être le moteur tant attendu du progrès et de la civilisation, « [nous] savons aujourd’hui que cette « production » n’est en fait qu’une « prédation » sur une très grande échelle, dont les conséquences ne sont ni connues ni, encore moins, maîtrisées. »26
L’invention de l’agriculture et la sédentarité font partie de ces innovations dont l’histoire a montré, jusqu’aujourd’hui, l’incroyable pérennité. Les premières domestications systématiques d’animaux et de plantes correspondent à la mise en place d’une agriculture pratiquée pour la première fois de façon organisée. Si des formes d’agriculture avaient déjà été expérimentées au Paléolithique supérieur (de 35 000 à 10 000 avant J.-C.), c’est à partir du Néolithique que les communautés en tirèrent tous les avantages d’une pratique régulière. Parmi ceux-ci, une plus grande sécurité alimentaire, due en particulier à l’apprivoisement et à la domestication des louveteaux, premiers animaux domestiqués de l’histoire et ancêtres de nos chiens domestiques. Curieusement, si les premières domestications apparaissent à peu près au même moment sur les territoires actuels de l’Angleterre, du Japon, de la Turquie et de la Syrie (vers 10 000 avant J.-C.), elles n’ont pas partout les mêmes raisons. Les Néolithiques occupant les territoires de l’Angleterre et du Japon domestiquèrent le loup « comme auxiliaire de chasse et comme protection », ce pourquoi ils « continuèrent à vivre pendant des millénaires de chasse, de pêche et de cueillette. »27
Au Proche-Orient, berceau du mode de vie néolithique, les espèces domestiquées étaient plus variées et souvent utilisées pour la consommation : d’abord le mouton et la chèvre (plus dociles), plus tard le porc (sanglier) et le bœuf. Quoi qu’il en soit, partout où il s’installe, ce nouveau mode de vie néolithique reposant sur la domestication et l’élevage a un même effet : la taille et le nombre des communautés – et des villages qu’elles occupent – augmentent continûment. Ces communautés partent alors à la recherche de nouveaux territoires et, ce faisant, elles suivent de nouvelles trajectoires que les archéologues regroupent sous deux courants principaux qui se diffusent d’est en ouest dans toute l’Europe. Ces deux vagues migratoires ont toutes deux pour origine, vers 6 500 avant J.-C, la péninsule balkanique. Le premier courant, celui de la culture cardiale, longe les côtes de la Méditerranée pour arriver dans le sud de la France et en Espagne vers 6 000-5 500 ans avant J.-C. Le second, celui de la culture néolithique rubanée, suit le bassin du Danube pour s’installer peu après dans le nord de la France.28
Mais ces trajectoires qui donnent son nom au laboratoire de Jean-Paul Demoule sont aussi celles qui mènent les Néolithiques à s’installer en des lieux qui, jusque-là, n’avaient pas vraiment attiré l’attention. Pressés à la fois par une démographie en hausse constante, par l’apparition de tensions et de conflits (eux-mêmes favorisés par la croissance des inégalités sociales), les hommes investissent massivement les hauteurs. Les collines et versants de montagne sont moins propices à l’agriculture mais plus pratiques pour se réfugier, surveiller ou dominer l’ennemi venu des plaines.
Pourtant marécageux, les bords de lacs commencent à être occupés de manière plus systématique. Les fouilles des lacs de Chalain et de Clairvaux, dans le Jura, ont révélé la présence de hautes palissades de protection entourant ces sites du Néolithique final (3 000 avant J.-C.). On peut l’expliquer par la recherche de territoires inoccupés pour mieux gérer la croissance démographique, mais aussi par un besoin plus pressant de protection et d’isolement.29
Invention de l’agriculture et de la domestication, apparition des premiers champs, des premiers villages et de la sédentarisation, émergence des inégalités sociales et des conflits : un tel catalogue (même sommaire) laisse peu de doutes quant à l’importance de cette révolution dans l’histoire humaine. Parmi les mythes déconstruits par Demoule figure pourtant celui d’une ère néolithique dont on pourrait sans trop de peine se passer. Comment expliquer le fait que, dans la culture archéologique populaire, les millénaires néolithiques soient régulièrement les « millénaires zappés »30 ? Pourquoi cette révolution majeure de l’histoire humaine est-elle ainsi passée sous silence ?
Entre les cavernes préhistoriques et les Gaulois, circulez : il n’y a rien à voir.
Cachez ce Néolithique...
Que le Néolithique, ses inégalités de richesse matérielle et de pouvoir ainsi que sa violence restent méconnus de la plupart des non-archéologues, la chose n’est pas si surprenante. Après tout, chaque société bâtit les mythes qui dissimulent ses origines peu glorieuses, sinon tout à fait sanglantes. Le Néolithique est un peu l’origine violente rangée tant bien que mal dans les poubelles de la préhistoire. Malheureusement, les archéologues passent une bonne partie de leur temps à fouiller les poubelles ou, en l’occurrence, les fosses néolithiques bordant les maisons. Ils savent bien que ce sont ces poubelles pleines de céramique, de mobilier, de restes animaux et humains qui « nous [renseignent] le mieux sur une civilisation ».31
Mais l’oubli du Néolithique devient autrement préoccupant lorsqu’il est entretenu par les programmes scolaires des classes de primaire et de collège, rédigés par le Ministère de l’Éducation nationale. Pour Demoule, les raisons, forcément mauvaises, sont surtout idéologiques : « [ces] silences assourdissants ne sont pas innocents. Ils ne résultent certes pas d’un noir complot, mais trahissent inconsciemment de la part des [...] pédagogues, administrateurs ou hommes politiques [...], au mieux une inculture, au pire des a priori idéologiques accablants. »32 Dans l’un ou l’autre cas, la situation n’est guère réjouissante.
L’autre récit mythique présent dans l’imaginaire populaire prétend que les innovations techniques ont permises, à elles seules, l’avènement de la révolution néolithique. Le Néolithique n’aurait consisté qu’en une succession d’inventions techniques sans précédent, parmi lesquelles la construction de haches en jadéite alpine (pierre fine de couleur verte) ou en cuivre. Certes, Demoule reconnaît que ces innovations décisives aient agi comme un changement de paradigme : elles fournissent une grille de lecture pour expliquer les mutations socio-économiques, symboliques et politiques. En effet, la métallurgie du cuivre permet largement de rendre compte de l’accentuation des phénomènes de violence. Mais ces innovations techniques ne justifient pas pour autant la division de ces millénaires oubliés en trois grands âges nommés d’après des matériaux : l’âge de la pierre polie (le Néolithique), celui du bronze et celui du fer.
Si Demoule et ses collègues s’interrogent sur le bien-fondé de cette thèse de la division des âges en matériaux, c’est dans la mesure où elle donne une importance trop exclusive aux innovations techniques et, plus généralement, aux explications matérialistes (techniques ou économiques). La contrepartie en est l’oubli de l’évènement fondamental qui, selon Demoule, traverse la seconde moitié du Néolithique, tristement nommée « âge du cuivre » : l’apparition d’un ordre social vertical dominé par des individus et communautés de rang hiérarchique supérieur, les premières sociétés à chefferies et la généralisation de la violence.33
Si cette nouvelle hiérarchisation du lien social est due en partie à l’usage de nouveaux métaux, l’invention d’un nouveau métal ne remet pas en cause l’ordre social. Dixit Demoule : « [une] fois ce nouvel ordre social en place, l’âge du bronze puis l’âge du fer ne firent que le perpétuer, sans autre rupture que l’invention technique du bronze, puis celle du fer. »34 Ces remarquables innovations techniques dont font partie les alliages de métaux et les exploitations de mines de silex doivent donc être replacées dans le contexte non moins inédit d’une révolution des mentalités, un changement de regard dont elles ne sont « qu’un symptôme technique mineur »35.
De là à dire que cette révolution mentale est antérieure à la révolution technique du Néolithique, il y a un pas que Demoule se refuse généralement à franchir. Pourtant, l’idée est plutôt séduisante. Si la domestication, l’élevage et la métallurgie ont pu être pratiquées, c’est parce qu’un autre changement aurait précédé ces inventions : l’avènement chez les Néolithiques d’une mentalité religieuse et symbolique particulièrement développée. La révolution néolithique des matériaux et des techniques aurait donc été précédée, sinon provoquée, par une indispensable « révolution des symboles », une pensée symbolique inédite par laquelle des divinités sont représentées par la médiation de l’art, essentiellement par des statuettes et des figurines36. Si les Néolithiques sont devenus de si bons céramistes et menuisiers – les premiers corps de métier apparaissent au Néolithique –, ce serait dû à leur besoin impérieux de représenter des divinités auxquelles ils étaient désormais liés par l’image. Des statuettes féminines en terre cuite ont été retrouvées dans le fossé de l’enceinte cérémonielle de Maizy, dans l’Aisne (vers 4 200 avant J.-C.) ; les hanches sont larges et les seins marqués. Si ces statuettes témoignent de l’imaginaire néolithique traditionnel dans lequel les femmes sont appréciées pour leur fonction reproductrice, elles seraient aussi le symbole immatériel de la fécondité. À ce titre, elles anticiperaient les déesses de la fécondité et de l’agriculture dans la mythologie grecque.
Pour Demoule, cette hypothèse de la primauté d’une mutation symbolique de la pensée est audacieuse mais difficile à démontrer. Nul ne nie que l’émergence du Néolithique se soit accompagnée d’une intense activité de productions symboliques et d’images. Mais ces changements ne sont en fait qu’une des trois conditions de la révolution néolithique, avec les conditions environnementale (l’adoucissement du climat) et technique (les nouveaux savoir-faire permettant notamment la pratique de la métallurgie). Seule leur combinaison peut donner lieu à la pérennité du mode de vie néolithique.
En réalité, plutôt que de révéler une révolution des mentalités sans précédent, l’affirmation de l’antériorité de ces productions symboliques est davantage le reflet de rivalités entre archéologues de générations différentes : « [il] est vrai que l’hypothèse [de l’antériorité de la révolution mentale] était dans l’air du temps. Après les modèles économiques et environnementaux des années 1960-1970, l’arrivée du post-modernisme [...] des années 1980 a mis l’accent sur ces facteurs idéologiques, d’une manière parfois intéressante, souvent excessive, pour ces raisons de pouvoir scientifique générationnel [...]. »37 Après plusieurs décennies d’explications matérialistes de la révolution néolithique – souvent inspirées par le marxisme, comme celle de Childe – optant pour des facteurs tantôt économiques et tantôt techniques, il fallait passer à autre chose pour affirmer sa légitimité vis-à-vis des « anciens », quelque soit la justesse de leurs explications.
L'art des manipulations
Si l’antériorité de cette révolution mentale reste à démontrer, Demoule est loin d’oublier le rôle de ce que Maurice Godelier appelle les « manipulations de l’imaginaire », par lesquelles certains hommes de statut social important parviennent à contraindre la volonté et à utiliser la force d’autres hommes dans le but de favoriser leurs intérêts personnels, un type de domination que Godelier retrouve chez les Baruya de Nouvelle-Guinée.38 De fait, la plupart des premières productions métallurgiques ne sont d’aucune utilité pratique. Plusieurs tombes de la nécropole néolithique de Varna (Bulgarie, 4 500 avant J.-C.) contiennent de longues lames de silex (les plus longues jamais taillées) et des parures en or (le plus ancien de l’humanité). Ces lames sont trop longues pour être utilisées sans être cassées et elles ne portent d’ailleurs aucune trace d’usure. Pour détacher la lame, il a fallu exercer sur le bloc de silex une pression de quatre cent kilos par centimètre carré, « ce qui suppose la création de machines à levier spécifiques et qui n’ont pu être encore complètement reproduites. »39
Quant à l’or, il n’était d’aucun service dans la vie quotidienne. Ce sont là de purs objets de prestige destinés aux premiers chefs de l’Europe. La richesse accumulée était telle qu’il fallait en envoyer une partie avec leurs détenteurs dans l’au-delà. Comment ces chefs néolithiques ont-ils pu manipuler les imaginaires pour faire fabriquer des objets sans aucune utilité pratique, au service de leur riche et puissante minorité ?
Pour Demoule, « des personnages ont été capables de contraindre ou de convaincre les membres de leur communauté de fournir ces efforts immenses, sinon disproportionnés, pour des productions dont ils ne pouvaient retirer aucun avantage matériel direct. Ils ont su les persuader que l’avantage était de l’ordre du symbolique, de l’immatériel, sans doute associé à des bienfaits généraux (prospérité des récoltes, ordre du cosmos, etc.), dont certains moins tangibles (bonheur dans l’au-delà, etc.). »40
À moins de penser que les Néolithiques étaient parfaitement irrationnels, servant docilement des causes qui ne leur étaient d’aucun avantage matériel direct, l’explication la plus probable – aux yeux de Demoule – est celle des manipulations. Les facteurs symboliques et religieux complètent donc la révolution technique : il a fallu que les dominants convainquent les autres de leur prestige, de leur essence divine et de la nécessité de les servir pour que l’inventivité technique soit mise en service.
À toute chose malheur est bon.
Guide de publications
5 000 ans avant J.-C. Archéologie rurale de la vallée de l'Aisne. Premières fermes, premiers champs. La vie quotidienne au Néolithique
Association pour le Sauvetage Archéologique de la Vallée de l’Aisne (2014)41
Rédigé par un archéologue proche de l’équipe de Trajectoires, cet ouvrage à la fois synthétique et exhaustif est sans doute le meilleur exposé du travail du laboratoire qu’il soit possible de trouver. Il donne un compte-rendu passionnant de quarante années de fouilles et de recherches dans la vallée de l’Aisne, véritable mine d’or pour les archéologues du Néolithique. Découverte par quelques amateurs en marge de l’extraction de carrières de graviers dans les années 1960, la richesse exceptionnelle de ce site a été rapidement reconnue dans toute l’Europe. D’une certaine façon, Trajectoires est tout entier sorti de ces fouilles néolithiques dans l’Aisne, depuis les premiers décapages mécaniques de Soudský jusqu’aux dizaines d’étudiants qui y firent chaque été leur atelier de travail. Les comptes-rendus de fouille et autres graphiques sur lesquels s’appuie Allard sont en large majorité le produit de membres du laboratoire. On y trouve en particulier des explications détaillées sur la taille du silex pour les flèches et sur celle du grès pour la mouture des céréales. N’oublions pas les belles photographies aériennes des sites au bord de l’Aisne, les cartes, les maquettes de villages néolithiques reconstitués, les dessins pédagogiques... et les squelettes néolithiques (enfin) sortis d’une nuit longue de quelque 7 000 années.
La Révolution néolithique en France
Éditions La Découverte (2007)42
Là encore, cet ouvrage est le fruit de la collaboration d’archéologues au sein de Trajectoires. Il dresse un bilan de quatre décennies de recherches néolithiques, des premiers paysans méditerranéens du Néolithique ancien aux grands bouleversements du iiie millénaire (métallurgie du fer et premiers États) en passant par l’émergence des premières sociétés complexes et le développement des tensions et des conflits sociaux. Généreux dans le temps, l’ouvrage l’est aussi dans l’espace : on passe des côtes méditerranéennes au Bassin parisien pour terminer dans le Jura du Néolithique récent. À noter la passionnante mise en perspective de Demoule sur l’origine des inégalités, où l’auteur interroge la servitude volontaire de La Boétie (pourquoi servons-nous des tyrans qui ne nous servent pas ?) à la lumière des récentes découvertes néolithiques. Si cette servitude a été permise au Néolithique par les premières manipulations massives de l’imaginaire, les millénaires qui nous en séparent, hélas, ne nous ont pas fait tant progresser.
La maison néolithique : métaphore matérielle, sociale et mentale des petites sociétés sédentaires
CNRS Éditions (2009)43
On ne peut pas concilier la variété des choix architecturaux avec leur durabilité. C’est ce que nous montre ici l’auteur : l’architecture d’une maison néolithique est d’autant plus durable qu’elle repose sur des traits architecturaux constants et qu’elle reste imperméable à ceux venus d’autres cultures. Ces traits les plus constants – forme quadrangulaire, longueur importante et intérieur marqué par plusieurs tierces de poteaux – sont ceux que l’on retrouve jusqu’à la fin dans les maisons danubiennes post-rubanées. Par la voie de l’ethnoarchéologie, Coudart constate un schéma similaire pour les maisons néolithiques rubanées, les maisons hopi en Arizona et les maisons baruya en Papouasie Nouvelle-Guinée.
On a retrouvé l'Histoire de France. Comment l'archéologie raconte notre passé
Robert Laffont (2012)44
Un bon ouvrage de vulgarisation qui parvient à accrocher le lecteur sans trahir la réalité archéologique forcément complexe. Nos clichés sur des millénaires d’histoire sont revus et corrigés par quarante années de fouilles menées sur l’ensemble du territoire français. Où l’on découvre avec stupéfaction que le Néolithique est absent des programmes scolaires qui prétendent pourtant le couvrir. En fin d’ouvrage, une réflexion rafraîchissante sur l’identité française où, loin des récents emportements politiques sur le sujet, l’auteur moque le mythe du baptême fondateur de Clovis : la France n’a pas d’origine mais résulte de vagues de métissages depuis la préhistoire, ce qui n’est pas le moindre enseignement de l’archéologie.
Mais où sont passés les Indo-européens ? Le mythe d'origine de l'Occident
Seuil (2014)45
Le fruit de plusieurs décennies de recherches et de tâtonnements, cette enquête archéologique sur les Indo-européens fait figure de testament intellectuel. Le ton calme et tranché de l’auteur parvient presque à cacher le bruit et la fureur des passions et des haines intellectuelles qui jalonnent l’ouvrage, de l’affaire Dumézil dans les années 1980 (ses travaux reposeraient sur des a priori idéologiques et lui-même serait lié à l’extrême-droite française) aux polémiques autours de la Nouvelle droite qui, par une stupéfiante inversion des valeurs, se présente aujourd’hui comme « de gauche » sans que cela n’interpelle davantage. Construit comme un roman policier, l’ouvrage nous montre ce que l’archéologie nous révèle sur les Indo-européens et sur leurs langues. Au-delà de l’érudition (toujours justifiée) de son auteur, l’ouvrage est passionnant parce que l’on saisit bien l’originalité de la démarche de l’auteur. Plutôt que de poursuivre inlassablement, tel le hérisson, le même but de rattacher les différentes branches ethnolinguistiques à un Foyer originel indo-européen, Demoule préfère les voies multiples du renard : suivons chaque branche jusqu’au bout et nous verrons naître de nouveaux bourgeons. Résultat : il n’y a pas une explication (indo-européenne) à l’origine des langues indo-européennes mais une multiplicité d’alternatives possibles. C’est sans doute trop modeste et moins spectaculaire mais c’est aussi, nous dit Demoule, plus en phase avec les découvertes archéologiques. Ce qui, pour un archéologue, n’est pas la moindre des choses.