Quand tu partiras pour Ithaque,
souhaite que la route soit longue,
pleine d’aventures, pleine de découvertes !
—Constantin Cavafy, « Ithaque »
Les découvertes archéologiques les plus retentissantes sont souvent, on le sait, le fruit du hasard : c’est un chantier de génie civile – par exemple la construction d’une route – qui met subitement au jour un site jusque-là insoupçonné des historiens ou des préhistoriens eux-mêmes. Il en va également ainsi de maintes trouvailles isolées : c’est le creusement d’une canalisation qui fait revenir à la lumière un trésor monétaire délibérément dissimulé autrefois par son propriétaire ; c’est une opération de dragage dans le Rhône qui fait remonter à la surface un saisissant portrait de César ; c’est au soc d’une charrue – ou plus fréquemment, aujourd’hui, aux dents d’une pelle mécanique – qu’un splendide pavement de mosaïque doit de revoir le jour. Le rôle du hasard, certes, est sensiblement moindre quand les archéologues travaillent sur un chantier déjà partiellement fouillé ou qu’ils explorent un secteur connu par la tradition pour avoir abrité jadis tel bourg ou tel édifice. Sauf qu’en pareil cas, et même lorsque toutes les conditions semblent réunies, la découverte n’est pas toujours au rendez-vous. C’est ainsi que, grâce aux inscriptions recueillies à Delphes, on connaît l’existence d’un temple de la déesse Déméter à Anthéla près des Thermopyles (en bordure de l’autoroute Athènes – Lamia), à l’intérieur d’un sanctuaire qui constituait l’un des pôles de l’Amphictionie dite pyléo-delphique, organisation supranationale à laquelle participaient à peu près tous les peuples de la péninsule. Or, de ce « lieu de mémoire » si important dans l’Antiquité les installations principales n’ont pu être localisées que très approximativement, en raison de la forte couche d’alluvions qui recouvre tout le site : l’emplacement du temple lui-même risque fort de demeurer à tout jamais inconnu, alors que, chose notable, certaines particularités architecturales de l’édifice ressortent de la documentation épigraphique. Même s’ils ne sont plus très nombreux, aujourd’hui, à défier ainsi la curiosité des chercheurs, on pourrait citer d’autres exemples encore de sanctuaires grecs qui, en dépit de leur renommée, attendent toujours d’être mis au jour1.
Amarynthos : deux témoignages géographiques irrémédiablement divergents ?
Dans le cas du sanctuaire d’Artémis à Amarynthos, au cœur de l’île d’Eubée, les choses se présentaient, en partie, de la même façon : on connaissait depuis toujours l’existence de cette localité à travers quelques textes littéraires suggestifs, complétés, à partir du milieu du XIXe siècle, par des inscriptions qui étaient venues confirmer progressivement son importance sur le double plan de la vie religieuse et de l’activité politique. Du fait, le toponyme Amarynthos, d’origine manifestement préhellénique, ne fut sans doute jamais complètement éradiqué de la mémoire des hommes : quoique sorti de l’usage courant depuis la fin de l’Antiquité, il avait en tout cas, dès la Renaissance italienne, fait une timide réapparition sur quelques-unes des premières cartes de l’Eubée (dénommée alors Negroponte) qui furent produites pour les navigateurs s’aventurant en Méditerranée orientale. On le trouve ainsi – placé de manière, il est vrai, un peu hasardeuse ! – sur la grande carte murale qui orne la Salle de réception du Palais des Doges à Venise2.
C’est que deux des plus illustres géographes de l’Antiquité, Strabon (natif de la ville d’Amasée en Asie Mineure) et Ptolémée (un Grec d’Alexandrie d’Égypte jouissant de la citoyenneté romaine) avaient l’un et l’autre fait mention de ce bourg eubéen. Mais les données qu’ils fournissaient sur sa position par rapport à la ville d’Érétrie – la cité dont dépendait le sanctuaire d’Artémis Amarysia – étaient malaisément compatibles. En effet, si le premier semblait mettre cette localité tout près de la ville, à 7 stades seulement du rempart3 – soit à moins d’un kilomètre et demi (le stade, en tant que mesure de longueur, valant entre 180 et 200 m environ) –, le second indiquait, par le moyen d’un système de coordonnées déjà très élaboré, une distance dix fois supérieure entre ces deux points, de l’ordre d’une quinzaine de kilomètres au moins4. Non sans raison, toutefois, les érudits pensaient devoir privilégier le témoignage de Strabon, plus précis et surtout plus concret – donc a priori moins sujet à une erreur de transmission – puisque ce contemporain de l’empereur Auguste (vers 60 av. – 20 après J.-C.) était crédité d’une connaissance directe de l’île d’Eubée, voire d’une visite personnelle du sanctuaire d’Amarynthos. Cette conviction largement partagée jusqu’à nos jours reposait sur la référence, certes très digne d’attention, que l’auteur fait à deux grandes inscriptions publiques exposées, selon lui, « dans l’Amarynthion » (comme il appelle l’Artémision érétrien au livre X, ch. 1, de sa Géographie), alors que l’Alexandrin Claude Ptolémée (IIe siècle de notre ère), n’ayant guère eu l’occasion de sortir de son Égypte natale, ne savait peut-être même pas qu’Amarynthos – dont il ne dit rien par ailleurs – correspondît à l’emplacement d’un grand sanctuaire artémisiaque : car ce qui comptait pour lui, c’était seulement la position de cette localité, qui lui paraissait susceptible de donner de l’Eubée la représentation cartographique la plus adéquate possible. De fait, on pouvait inférer d’un autre texte datant, lui, de l’Antiquité tardive, les Ethnica du grammairien Stéphane de Byzance que le bourg d’Amarynthos, qualifié là bizarrement (à première vue tout au moins) de nèsos Euboias (« île de l’Eubée »), devait être en réalité une chersonèsos, c’est-à-dire une presqu’île ou du moins un promontoire (akrotèrion) s’avançant assez nettement dans la mer et constituant, par là, un point de repère pour la navigation.
Un siècle de tâtonnements à la recherche du sanctuaire
Aussi est-ce en suivant l’indication du grand géographe-historien qu’était Strabon – bien plutôt que celle du géographe-astronome qu’a été l’illustre Ptolémée – que les pionniers de l’exploration archéologique, au XIXe siècle, cherchèrent à localiser le sanctuaire d’Artémis Amarysia (épiclèse tirée, dès la plus haute Antiquité, du toponyme Amarynthos), en l’imaginant donc aux environs immédiats de la ville d’Érétrie ; celle-ci, assurément, avait cessé alors d’exister depuis fort longtemps, mais le site en était connu et du reste partiellement occupé, depuis les années 1840, par un très modeste village appelé Nea Psara (en souvenir de la petite île de Psara proche de la Turquie, dont étaient originaires la plupart des nouveaux habitants, rescapés des tristement célèbres « Massacres de Scio » pendant la guerre grecque d’indépendance). Ces voyageurs érudits, ressortissants de diverses nations européennes5, étaient d’autant plus enclins à faire pleine confiance à Strabon que, dans la pénéplaine pratiquement déserte s’étendant à l’est de cette petite agglomération, on pouvait observer ici et là, le long du chemin côtier, des blocs antiques susceptibles de provenir d’un grand édifice enfoui dans le sol. Il ne faisait donc guère de doute à leurs yeux que l’Artémision d’Amarynthos ne tarderait pas à réapparaître – sans même qu’on ait besoin de le rechercher plus précisément – à la distance indiquée par le Géographe. Les plus avisés d’entre eux, toutefois, se montraient un peu troublés par la présence d’un assez grand nombre de marbres (dont certains pourvus d’une dédicace à Artémis, à son frère Apollon et à leur mère Léto) remployés comme matériaux de construction dans des chapelles byzantines situées aux alentours du vieux village de Vathia (à une dizaine de km à l’est). Au point de se demander si, peut-être, les Anciens n’avaient pas établi un sanctuaire secondaire – une filiale, en quelque sorte de l’Amarynthion localisé par Strabon aux portes d’Érétrie – dans ce secteur déjà sensiblement plus éloigné de la ville.
Vers la fin du XIXe siècle, cependant, les choses prirent un tour nouveau avec la professionnalisation de l’activité archéologique menée sur le terrain : c’est alors, en effet, qu’en Grèce comme ailleurs, la fouille – entreprise de caractère en principe officiel et collectif – se substitua progressivement à l’exploration de type traditionnel, effectuée par des individus agissant à titre le plus souvent privé. Les Allemands montrèrent la voie en entreprenant dès 1875 le dégagement systématique (alors à peine entamé) du site d’Olympie, bientôt suivis par les Français à Délos et à Delphes, sans parler de ce que firent d’emblée les Grecs eux-mêmes sur l’Acropole d’Athènes (puis en bien d’autres sites prestigieux). Il n’est donc pas surprenant qu’en 1881 déjà, l’un des plus éminents hellénistes de l’époque moderne, Ulrich von Wilamowitz, alors jeune professeur à Göttingen, ait pu émettre le vœux que ce sanctuaire d’Artémis Amarysia fît enfin l’objet d’une fouille, qui ne manquerait pas, estimait-t-il, d’être très instructive sur tous les plans. De fait, c’est à partir de 1891 que l’American School of Classical Studies, établissement nouvellement implanté à Athènes, entreprit de dégager, à Érétrie même, plusieurs édifices importants (théâtre, temple de Dionysos, gymnase) situés au pied de la colline qui servait d’acropole à la cité, en conduisant aussi une première étude de son rempart, ce teichos à partir duquel était précisément comptée, selon Strabon, la distance séparant la ville d’Érétrie du bourg d’Amarynthos. Quelques années plus tard, les archéologues américains voulurent frapper un grand coup (« médiatique », dirait-on aujourd’hui) en mettant enfin au jour le sanctuaire d’Artémis situé, pensait-on alors unanimement, au voisinage immédiat de l’antique muraille. Mais leurs sondages – exécutés en divers points – se soldèrent tous par un échec.
Une nouvelle piste en direction de la butte côtière aux chapelles byzantines
Aussi, vers 1900, de valeureux archéologues et épigraphistes grecs (Konstantinos Kourouniotis et Dimitrios Stavropoulos notamment6), mandatés pour poursuivre l’exploration du site d’Érétrie, commencèrent-ils à douter de la pertinence de l’indication strabonienne : ne fallait-il pas chercher le sanctuaire d’Artémis Amarysia nettement plus à l’est, dans le secteur côtier de la région de Vathia ? Le fait est que deux documents – témoignant à leur tour de l’importance mémorielle du sanctuaire comme lieu d’affichage – venaient alors d’être mis au jour, en dehors de toute fouille, assez loin de la ville. L’une de ces inscriptions, complète, avait été trouvée en remploi, aux alentours de 1900, dans un village du centre de l’île, mais son emplacement primitif n’était pas douteux, puisque ce décret pris par le Peuple d’Érétrie au début du règne d’Alexandre le Grand (vers 335 avant J.-C.) et ayant pour objet l’institution d’un nouveau concours en l’honneur de la déesse avait été gravé pour être expressément exposé « dans le sanctuaire d’Artémis ». De l’autre document – découvert (ou du moins parvenu) un quart de siècle plus tôt aux abords de Kato Vathia (village établi alors depuis peu sur la côte) – il ne restait plus, certes, que la partie inférieure, mais suffisamment de lignes, toutefois, pour assurer que ce traité conclu à la fin du Ve siècle avant J.-C. entre deux cités eubéennes non immédiatement voisines, Érétrie et Hisitée, avait été transcrit sur deux stèles, la première pour le principal sanctuaire des Histiéens à la pointe nord-ouest de l’île (Cap Kénaion), l’autre pour celui des Érétriens « à Amarynthos » (Amarunthoi) : la pierre retrouvée était donc l’exemplaire jadis exposé dans le sanctuaire recherché ! Or, dans les parages mêmes d’une colline côtière située à deux km de ce village et connue sous le nom de Paléochôra (« Le Vieux Bourg ») ou plus communément Paléoekklisiès (« Les Vieilles Chapelles »), Kourouniotis avait repéré lui-même, entre autres indices sur la présence possible d’un sanctuaire à cet emplacement, un bloc de marbre en forme de pain de sucre posé sur un socle, avec un réseau de fils de laine taillé en relief : cette pierre (qui flanque aujourd’hui l’entrée du Musée d’Érétrie) était donc une réplique du célèbre omphalos (ou « nombril » de la Terre) qui se dressait à proximité du Temple d’Apollon à Delphes ; au surplus, on le trouvait pareillement représenté – entre Apollon et Artémis ! – sur le décor en relief d’une inscription d’Érétrie (hélas très mutilée) relative à la consultation d’un oracle. De ce faisceau d’indices il semblait donc ressortir déjà assez clairement que l’Amarynthion, nonobstant l’indication de distance fournie par le texte de Strabon, devait être cherché non pas près de la ville mais à l’autre extrémité de la plaine d’Érétrie.
La déduction était parfaitement logique et la conclusion raisonnable, comme l’avenir devait le prouver… un siècle plus tard ! Car deux choses vinrent faire obstacle à l’aboutissement rapide de l’enquête ainsi amorcée. La première était que l’attention se concentrait à tort sur l’éminence côtière, en raison de son occupation à l’époque byzantine et de la présence de remplois antiques dans les chapelles ; il est vrai qu’autour de cette colline rien n’apparaissait en surface – pas le moindre vestige – qui pût signaler l’existence d’un sanctuaire en sous-sol. La seconde raison fut d’une nature toute différente : la guerre balkanique d’abord, puis la guerre mondiale et la situation particulièrement troublée des années vingt rendirent longtemps impossible, en effet, toute activité archéologique d’envergure. Pourtant, c’est dans la période d’entre-deux-guerres, exactement en 1934, que survint une découverte à première vue peu spectaculaire – et qui, de fait, ne fit guère parler d’elle en dehors des milieux académiques : Erich Ziebarth, un épigraphiste allemand, bon connaisseur (depuis son premier séjour en Eubée en 1908) des antiquités de l’île, repéra chez un habitant du village de Kato Vathia un beau fragment d’inscription de la basse époque hellénistique (fin du IIe siècle avant J.-C.), qu’il n’eut pas de peine à identifier à un décret de la cité d’Érétrie dont un autre exemplaire – complet celui-là ! – avait été trouvé, près d’un siècle plus tôt, dans la ville même ! Cette double transcription sur pierre s’expliquait par le fait que le personnage honoré, un certain Théopompos, s’était vu octroyer le privilège exceptionnel de recevoir deux statues, l’une dans le Gymnase de la ville, l’autre dans le sanctuaire d’Artémis à Amarynthos. Or, il avait paru d’emblée assez évident aux épigraphistes que l’exemplaire anciennement connu ne pouvait être que celui du Gymnase (la chose a été matériellement prouvée, depuis, par l’auteur du présent article). Autrement dit, l’autre stèle devait être identifiée, sans aucun doute possible, à l’exemplaire dressé jadis dans le sanctuaire d’Artémis Amarysia : dès lors, son lieu de trouvaille – qui, aux dires du paysan inventeur de la pierre, était un champ situé précisément aux abords de la colline de Paléoekklisiès – revêtait une importance considérable pour la localisation de l’Artémision.
En d’autres temps, cette belle découverte aurait sans doute provoqué une recrudescence des recherches sur le terrain. S’il n’en fut rien, c’est qu’à nouveau le contexte social et politique s’y opposa, la Grèce ne tardant pas, on le sait, à être attaquée puis occupée par les forces de l’Axe ; et la guerre civile qui s’y prolongea jusqu’en 1949 laissa le pays exsangue. Impossible, dans ces conditions, de songer à engager la moindre dépense pour tenter de mettre au jour un temple ruiné, enfoui depuis bientôt deux millénaires ! Au surplus, si la trouvaille de Ziebarth avait été considérée comme à peu près décisive par un certain nombre d’historiens-géographes parmi les plus compétents7, elle était loin d’avoir convaincu tous les archéologues : non sans apparence de raison (quoique de façon un peu spécieuse), on était en droit d’estimer qu’il s’agissait en réalité d’une « pierre errante », c’est-à-dire d’une inscription ayant dû – ou du moins pu – voyager assez loin de son emplacement primitif (chose au demeurant assez fréquente, lorsque l’on a affaire à de beaux marbres), puisque cette stèle était non seulement brisée, mais privée aussi de son socle. Vers la fin des années 1950 encore, un jeune chercheur britannique promis à une très belle carrière scientifique, Sir John Boardman8, plaidait pour un retour à la zone suburbaine désignée par le témoignage de Strabon – jugé décidément « incontournable » – en mettant en avant la découverte récente et fortuite, dans ce secteur, de deux tombes de l’époque dite proto-géométrique (IXe siècle avant notre ère), et en essayant par ailleurs d’invalider les indices épigraphiques plaidant en faveur de l’autre hypothèse, rendue désormais passablement plus attractive.
La discrète entrée en scène des archéologues suisses
Telle était donc la situation quand, en 1964, une mission formée de chercheurs appartenant aux diverses universités suisses fut appelée à collaborer avec le Service archéologique grec pour la mise en valeur et la publication des édifices antiques d’Érétrie. Placés sous la direction du professeur Karl Schefold (1905–1999), savant de grande réputation, ces archéologues n’ignoraient pas, bien entendu, que la localisation de l’Artémision d’Amarynthos faisait toujours problème. Mais, entièrement occupés qu’ils étaient par la fouille du site urbain, ils n’avaient pas le loisir – ni même, d’ailleurs, la permission – de rechercher activement ce mystérieux sanctuaire érétrien extra muros. Au surplus, l’accord était loin de régner parmi eux sur son emplacement même approximatif. Car si le directeur de la mission se gardait d’exprimer là-dessus une opinion trop tranchée9, l’un des principaux artisans de l’entreprise, le professeur Olivier Reverdin (1913–2000), helléniste reconnu et homme politique genevois très actif sur la scène nationale suisse, avait la conviction, lui, que le temple d’Artémis était bien là où le témoignage de Strabon conduisait à le localiser, puisque, lors de ses brefs séjour à Érétrie, il avait su repérer au milieu des olivettes, à une distance de quelque 1200 m de la porte orientale de la ville, un oratoire moderne hâtivement construit sur un amas de blocs antiques et byzantins. Cette localisation conforme aux données du grand géographe avait assurément un côté séduisant, et je puis dire ici, cinquante ans très exactement après l’événement, que le jeune stagiaire que j’étais alors fut séduit quand, en la compagnie de cet humaniste, j’eus l’honneur de me trouver pour la première fois, par une matinée d’automne de l’année 1968, devant la petite chapelle en question (dite d’Hagia Paraskevi), dont on ne devait savoir que bien plus tard qu’elle avait, en fait, succédé à une église byzantine – voire paléochrétienne – qui se trouvait alors presque complètement dissimulée aux regards. Mais cet épisode ne présenterait sans doute guère d’intérêt, si la localisation proposée par Reverdin était restée sans écho dans la littérature scientifique. En réalité, elle a été accueillie avec faveur par un autre helléniste suisse jouissant d’une grande autorité, François Lasserre (1919–1989), qui s’en fit le propagateur, en quelque sorte, à travers l’édition et la traduction (assorties d’un utile commentaire) qu’il donna, peu après, du livre X de la Géographie – celui où Strabon, justement, traitait en priorité de l’île d’Eubée – dans la célèbre « Collection des Université de France » (plus connue des étudiants de grec et de latin sous le nom de Collection Budé). Or, au moment où paraissait cet ouvrage si précieux, soit en 1971, j’avais moi-même complètement changé d’opinion sur la question d’Amarynthos, et pour des raisons qu’il ne m’est pas difficile de rappeler succinctement ici, tant la démarche qui m’a conduit à ce revirement est encore présente à mon esprit et d’ailleurs consignée – s’il faut des preuves ! – en plusieurs travaux, publiés ou non10.
Où l’on montre pourquoi la distance indiquée chez Strabon ne saurait être correcte
Dès l’été 1969, en effet, j’avais eu le privilège, en compagnie de ma jeune épouse Martine (associée de très près à toute cette aventure, jusqu’à son décès quarante ans plus tard), d’amorcer une exploration assez systématique des environs d’Érétrie en vue d’une étude (qui n’existait pas alors) sur le vaste territoire dont la cité était maîtresse dans l’Antiquité. Cet intérêt pour l’observation directe des vestiges archéologiques et des réalités naturelles (à travers, bien souvent aussi, les descriptions des anciens voyageurs), je le devais principalement au « prince des épigraphistes » qu’était alors (et que reste largement aujourd’hui encore pour ses nombreux disciples) le professeur Louis Robert à Paris (Collège de France et École Pratique des Hautes Etudes) ; mais mes maîtres de l’Université de Neuchâtel en Suisse, puis ceux de la Sorbonne, comme François Chamoux et Jacques Tréheux – tous deux excellents hellénistes – m’avaient inculqué le goût de la critique des textes historiographiques. Aussi avais-je entrepris, sous leur commune direction, une thèse dite de 3e cycle qui prétendait résoudre une question de géographie historique posée par deux passages des livres IX et X de Strabon, à savoir l’existence d’un lieu nommé « Ancienne Érétrie », Palaia Eretria, apparemment distinct de la ville dont les vestiges faisaient l’objet des fouilles de la mission helvétique11. Or, dans cette recherche orientée tout à la fois vers la philologie et vers l’archéologie (au sens le plus large dans les deux cas), je ne pouvais manquer de me heurter au vieux problème, toujours en suspens, de la localisation du sanctuaire d’Amarynthos. De fait, très rapidement, il me parut clair que l’identification au site d’Hagia Paraskevi de l’Amarynthion strabonien – quoique reprise entre-temps, et avec astuce, par un archéologue grec lui aussi en début de carrière12 – devait être rejetée au profit d’une tout autre solution, qui impliquait certes une erreur dans le texte de la Géographie, mais une erreur dont il m’apparaissait dès lors possible de disculper l’auteur lui-même, en supposant une simple bévue survenue cours de la transmission manuscrite de l’œuvre. Cette conclusion encore provisoire fut communiquée par écrit, en décembre 1969, au directeur des fouilles suisses d’Érétrie13.
Durant les années soixante-dix et une bonne partie de la décennie suivante, je m’employai donc, en tant que membre (puis ancien membre) étranger de l’École française d’Athènes, à récolter tous les indices susceptibles de prouver que le sanctuaire d’Artémis Amarysia ne pouvait pas être localisé là où le professeur Reverdin – avec qui j’eus, du reste, le privilège de collaborer à la confection d’un grand recueil des témoignages écrits sur l’antique cité d’Érétrie – pensait alors toujours devoir le mettre (du moins jusqu’à plus ample informé), faisant part publiquement de sa conviction en janvier 1974 encore dans un grand quotidien suisse, Le Journal de Genève (hélas disparu depuis), dont il assurait la direction, en incitant ses compatriotes de la mission helvétique à mettre désormais tout en œuvre pour trouver enfin ce temple d’Artémis localisable à sept stades de la muraille.
Au nombre des arguments allégués dès le début par moi en faveur de la thèse opposée figurait une raison dont la pertinence n’a cessé de croître avec le temps : la nécessité d’identifier Amarynthos à un grand site occupé dès l’Age du Bronze, puisque non seulement le toponyme est à l’évidence, on l’a noté, d’origine protohistorique, mais qu’il se trouve expressément attesté, depuis 1975, dans une tablette d’argile des archives du Palais mycénien de Thèbes, capitale d’un royaume qui devait englober toute la Béotie, y compris l’Eubée centrale ; or, des tessons indéniablement mycéniens et plus généralement préhistoriques avaient été récoltés en diverses occasions sur la colline de Paléoekklisiès. Un autre argument de poids était que, si Amarynthos avait été situé tout près de la ville, on ne comprendrait décidément pas qu’Hérodote, l’historien des Guerres médiques, ait omis de mentionner l’Artémision d’Amarynthos dans sa description très précise du débarquement de la flotte perse aux abord d’Érétrie en 490 avant J.-C. Et l’on ne comprendrait pas davantage de quelle façon aurait pu se déployer la grande procession militaire dont parle Strabon sur la base d’une des inscriptions exposées selon lui à Amarynthos : comment, en effet, aurait-il été possible de mettre en colonne, sur à peine plus d’un kilomètre, trente chars de guerre, six cents cavaliers et trois mille hoplites, effectifs dont l’exactitude peut d’autant moins être mise en doute qu’il apparaît aujourd’hui, à la lumière de nouveaux documents, que ces chiffres, tous trois divisibles par 6, correspondent très exactement aux structures politiques mises en place à Érétrie vers 500 avant J.-C. ; car c’est à ce tournant de l’histoire institutionnelle que remonte la répartition du corps civique en six phulai ou tribus (non pas dix comme à Athènes). Enfin et surtout, il y avait le témoignage des inscriptions, dont les lieux de trouvaille avaient pu être tenus pour non significatifs (par Lasserre et déjà par Boardman) en raison de leur dispersion, alors que la chose, tout au contraire, mettait en évidence des cheminement réguliers à l’intérieur d’une aire de diffusion bien circonscrite, dont le centre était à chercher non pas à proximité de la ville, mais, justement, dans ce secteur de Paléoekklisiès déjà désigné à l’attention par toutes sortes d’autres indices : à commencer, on l’a vu, par sa position maritime à plus de dix km d’Érétrie, chose tout à fait conforme à l’indication de distance – certes approximative – fournie par les coordonnées de Ptolémée, comme à la caractérisation (restée longtemps énigmatique) d’Amarynthos en tant que (cherso)nèsos Euboias chez le bien tardif compilateur qu’était, on l’a vu, Stéphane de Byzance.
Une conjecture paléographique et ses conséquences topographiques
Mais c’est en 1988 seulement – voici donc plus de trente ans – que l’occasion m’a été donnée de présenter devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à Paris une communication où, après avoir rassemblé toutes les données alors connues relatives au sanctuaire d’Amarynthos14, j’ai fait état – pour la première fois de manière explicite – de la possibilité existant à mes yeux de mettre le texte de Strabon en accord avec le reste de la documentation. Cette conjecture reposait – et repose toujours – sur la conviction qu’à défaut d’avoir été en mesure de parcourir l’Eubée en personne, l’auteur avait dû disposer de sources écrites parfaitement fiables. De fait, l’indication de distance entre Érétrie et Amarynthos n’a rien de banal dans ce chapitre eubeen de la Géographie, puisqu’elle est absolument seule de son espèce ! Elle ne saurait donc faire partie d’un itinéraire général à travers l’île (longue de près de 200 km). Il s’agit ici d’une distance exactement mesurée, comme les Grecs avaient coutume de le faire dans le cas des routes les mieux aménagées, celles en particulier que l’on suivait pour se rendre en procession de la ville vers le principal sanctuaire extra muros. En l’occurrence, c’est bien à une hiéra hodos que l’on a affaire, à une « voie sacrée » dont on connaissait très exactement la longueur (comme était connue, par exemple, la distance entre la ville d’Athènes et le sanctuaire des Deux Déesses à Éleusis, ou même la distance jusqu’aux sites très sacrés de Delphes et d’Olympie). Voilà qui expliquait que, chez notre auteur, fût indiquée l’enceinte urbaine (teichos) comme point de départ du cheminement vers le bourg (kômè) d’Amarynthos. On peut donc admettre qu’en dernier ressort, la source de Strabon – évidemment indirecte (puisque le géographe n’avait assurément pas voyagé en Eubée) – était une borne (horos) qu’un écrivain plus ancien avait dû citer en relation avec ce qu’il savait du sanctuaire d’Artémis Amarysia et des inscriptions publiques qui s’y trouvaient exposées (dont Strabon fait précisément mention, on s’en souvient, dans ce même chapitre). Or, il me paraît clair aujourd’hui que cette source ultime – entrevue dès le début à la suite du philologue allemand Wolfgang Aly – n’était autre que le grand Aristote (cité du reste plus d’une fois par Strabon) dans l’essai qu’il avait consacré, avec ses disciples du Lycée, à la « Constitution d’Érétrie » (Erétriéôn Politeia), opuscule dont l’existence est par ailleurs assurée. De fait, l’illustre philosophe avait fort bien pu voir de ses propres yeux le sanctuaire d’Artémis, puisque, de la ville de Chalcis (où il avait dû se réfugier en 323 avant J,-C. pour des raisons politiques) il lui aurait été relativement facile – avant que la mort, l’année suivante, ne vînt mettre un terme à son existence en Eubée même – de parcourir les quelque 250 stades (35 km) qui séparaient ces deux localités.
C’est dire quelle valeur s’attache, selon moi, à l’indication miraculeusement transmise par le Géographe, que l’on ne saurait corriger qu’avec toutes les précautions philologiques requises, et non pas seulement en fonction d’une localisation déterminée, si vraisemblable fût-elle alors (ou même totalement vérifiée qu’elle soit aujourd’hui). Il convient en premier lieu de prendre conscience que le texte du passage en question ne s’est pas toujours présenté au lecteur tel que le donnent à lire les éditions imprimées depuis la Renaissance. Il fut un temps où les noms de nombre, écrits sans doute en toutes lettres par l’auteur lui-même (mais nous ne possédons évidemment pas son manuscrit autographe !), furent temporairement rendus par une notation chiffrée, selon le système numéral alphabétique très couramment utilisé par les anciens Grecs. Dans ce système, on le sait, c’est la lettre zèta (Z en majuscule ou ζ en minuscule) qui note le chiffre 7 (en raison fait que, pour indiquer le nombre 6, on ajoutait un signe supplémentaire, l’épisèmon, après l’epsilon) ; or, cette lettre est, dans son tracé, très proche de la lettre xi (Ξ en majuscule ou ξ en miniscule). Dès lors, rien n’est plus aisé que d’admettre une confusion de copiste entre deux lettres aussi semblables. Il faut bien voir, au surplus, que – pour des raisons purement accidentelles – le texte du livre X dépend d’un unique manuscrit byzantin, bien plus récent que ceux qui permettent, le plus souvent, de garantir l’authenticité du texte des neuf premiers livres de la Géographie. Et l’on ne dispose pas non plus, pour cette partie de l’œuvre, du témoignage de beaucoup le plus ancien de toute la tradition, à savoir un manuscrit palimpseste du Vatican remontant au Ve siècle de notre ère, qui n’est que partiellement conservé et dont la valeur intrinsèque (au jugement des spécialistes) est du reste assez faible, en dehors des cas où il est seul à conserver un passage amputé chez les autres témoins. Autrement dit, le texte reçu dans nos éditions est ici beaucoup moins solidement établi que le lecteur non prévenu peut se plaire à l’imaginer.
L’intérêt topographique de la conjecture, c’est que la valeur numérale du xi est très supérieure à celle du zèta : car si cette dernière lettre vaut 7, le xi appartient, lui, à la série des dizaines (à partir de iota = 10) et vaut donc 60. Or, soixante stades font un peu moins de 11 km, ce qui correspond très exactement à la distance séparant par la route le rempart d’Érétrie des abords occidentaux de la colline de Paléoekklisiès !
Une découverte en trois temps réalisée par l’École suisse d’archéologie en Grèce
Encore fallait-il pouvoir vérifier sur le terrain la pertinence de cette conjecture, puisque le sanctuaire lui-même restait toujours obstinément enfoui. Il est vrai qu’en 1987 déjà la directrice d’alors de l’Éphorie d’Eubée avait cru pouvoir annoncer à grand fracas que l’Artémision avait enfin été découvert, suite à la mise au jour – en un autre endroit du même secteur – d’un grand dépôt de statuettes de terre cuite15 ; mais il s’est avéré bientôt que cet ensemble, quoique constitué de pièces authentiques, n’avait guère de valeur au point de vue topographique, puisqu’il s’agissait d’un ensemble constitué par des fouilleurs clandestins (la question de savoir d’où venaient exactement ces objets demeure, aujourd’hui encore, ouverte). En réalité, les premières sondages de surface – de type électro-magnétique – ne purent être entamés qu’en 2003–2004, et c’est ensuite seulement qu’au terme de longues négociations menées au plus niveau politique, l’École suisse d’archéologie en Grèce, sous la direction du professeur Pierre Ducrey d’abord, puis, dès 2007, de son successeur Karl Reber (Université de Lausanne), obtint des autorités archéologiques grecques la permission de procéder à de véritables sondages sur des terrains mis temporairement à sa disposition par leurs propriétaires. Si la campagne de 2006 ne fut qu’un demi-succès (les structures dégagées, datables de l’Age du Bronze, n’ayant pas de rapport avec le sanctuaire recherché), la campagne de 2007, conduite au pied occidental de la colline de Paléoekklisiès, permit d’atteindre, à une profondeur de près de 2 m, une fondation très impressionnante qui pouvait appartenir à un édifice de l’Artémision (peut-être une stoa, c’est-à-dire un portique, mais certainement pas le temple lui-même) : dès alors, j’eus la conviction intime – heureusement partagée par d’autres ! – que nous avions touché au but16. Mais il fallut attendre encore cinq années pour qu’en 2012 la fouille pût enfin être reprise, puis poursuivie sur une plus grande échelle à partir de ce secteur très prometteur. De fait, l’année suivante déjà, sur la première parcelle de terrain acquise par l’École suisse (au profit de l’État grec), eut lieu une découverte majeure : car c’est bel et bien à un grand portique à colonnade intérieure, ou stoa, qu’appartenait, sans aucun doute, la fondation repérée en 2007 et retrouvée en 2012. Dès lors, l’orientation et l’étendue du sanctuaire se précisaient, et d’autant plus nettement qu’en 2015-2016 fut mis au jour un grand bâtiment en forme de niche qui, adossé directement à la colline de Paléoekklisiès, marquait clairement la limite orientale de l’espace sacré, ou témenos.
Une démonstration finale apportée par l’épigraphie
Mais ce sanctuaire dont les traits se précisaient année après année, était-ce bien celui d’Artémis Amarysia ? Jusque-là, on n’en avait certes aucune preuve formelle, en dépit de la trouvaille de quelques inscriptions très fragmentaires (encore que déjà significatives à mes yeux). Certes, pour la plupart des fouilleurs comme pour celui qui écrit, le doute n’était plus guère permis, puisqu’il aurait fallu une série de coïncidences tout à fait singulières pour qu’un autre hiéron que celui d’Amarynthos fût placé précisément à cet endroit. Il n’empêche qu’au début de l’été 2017 encore, dans une exposition photographique organisée à Vaison-la Romaine (Drôme) où l’École française d’Athènes et l’École suisse de Grèce s’associèrent pour faire connaître l’activité menée sur divers chantiers par ces deux établissements solidaires, c’est avec une prudence presque excessive qu’était présentée l’identification (alors déjà plus que probable) du site archéologique de Paléoekklisiès à l’Artémision recherché depuis si longtemps. Mais – pour reprendre une célèbre boutade de l’écrivain Bernard Show – n’était-ce pas vouloir douter de l’existence d’Homère en prétendant que l’Iliade et l’Odyssée avaient pour auteur un poète portant le même nom que lui ?
Quoiqu’il en soit, le temps du doute méthodique était alors compté, puisque, durant la campagne de ce même été 201717, plusieurs inscriptions décisives firent leur apparition. La chose n’était pas due entièrement au hasard, mais s’expliquait par l’extension de la fouille vers le centre du sanctuaire, grâce à l’achat, l’année précédente, d’un vaste terrain au centre duquel se trouvait une petite maison très malencontreusement construite – dix ans plus tôt seulement ! – en pleine zone archéologique. Ce fut d’abord la trouvaille de grandes tuiles portant, dans un cadre rectangulaire, l’estampille APTEMIΔOΣ, preuve que le bâtiment dont elles provenaient avait été érigé pour cette déesse, mais certainement à une date déjà assez avancée (et peut-être, peut-on conjecturer aujourd’hui, aux frais du grand bienfaiteur d’Athènes que fut, à l’époque des empereurs antonins, le sophiste Hérode Atticus, propriétaire d’un pavillon de chasse dans le territoire même d’Érétrie18). C’est à la même époque qu’avait dû être aménagé, en bordure immédiate du portique Est, un double escalier d’une dizaine de marches donnant accès à un puits sacré. Or, parmi les blocs de marbre remployés dans cette construction se trouvaient de nombreux piédestaux, dont trois purent être aussitôt dégagés et mis à l’abri : ils portaient chacun une dédicace à la triade artémisiaque, c’est-à-dire à Artémis (toujours nommée en tête à Amarynthos), à son frère Apollon (honoré, avant tout, dans son sanctuaire d’Érétrie) et à leur mère Léto (dont le culte en Eubée venait sans doute de Délos, l’île sainte où cette déesse, enceinte des œuvres de Zeus, était censée avoir pu accoucher des deux grandes divinités jumelles). Enfin, le même escalier livra, tout à la fin de la campagne, une inscription considérable, datant d’une période nettement plus reculée : un traité conclu aux alentours de 400 avant J.-C entre Érétrie et Styra, petite cité de l’Eubée méridionale, dont les habitants se voyaient, bon gré mal gré, intégrer définitivement au corps civique érétrien. Ce document parfaitement conservé venait donc prouver, à sa manière, la valeur irremplaçable du témoignage de Strabon – ou, si l’on préfère, d’Aristote ! – sur l’Amarynthion, puisque, selon cet auteur, le sanctuaire abritait des stèles inscrites de première importance sur le plan politique, en particulier un traité manifestement très ancien entre Érétrie et Chalcis, les cités voisines ayant décidé, non pas certes de vivre en paix l’une avec l’autre (ce qui eût été trop demander de la part de deux poleis en pleine expansion !), mais de ne se faire la guerre que sous forme de combats à la lance et à l’épée, en proscrivant le recours aux armes de jet (télébola ou hékèbola). Or, c’est précisément l’existence potentielle de tels documents sur le site de l’Artémision d’Amarynthos qui a nourri la curiosité passionnée des historiens modernes pour ce sanctuaire eubéen.
Et si le meilleur était à venir ?
Est-ce à dire que l’entreprise soit maintenant achevée ? Ce pourrait être, à la rigueur, le sentiment du vieil épigraphiste qui constate, avec satisfaction, l’aboutissement d’une quête engagée par lui il y a un demi-siècle. Mais ce n’est à coup sûr pas l’avis des jeunes archéologues19 qui travaillent avec ardeur au dégagement du site. Car il y a encore beaucoup à découvrir sur ce vaste chantier, qui ne cesse d’ailleurs de s’étendre, grâce à des acquisitions foncières qu’une généreuse subvention de l’État fédéral suisse permet de réaliser à échéance régulière. Le but ultime est d’atteindre les limites du sanctuaire et notamment, en dépit des obstacles, sa façade occidentale, là où devrait normalement se placer l’entrée monumentale, le propylaion : il serait capital, en effet, de pouvoir localiser l’aboutissement de la « voie sacrée » venant de la ville, cette hiéra hodos longue de soixante – et non pas de sept ! – stades, puisque la correction proposée pour le texte du géographe semble devoir désormais s’imposer.
Dans l’immédiat, la tâche est clairement fixée, selon un programme dont la première étape a du reste été déjà en partie atteinte durant la campagne de l’année 2018. Car il ne s’agit plus seulement de comprendre les grandes lignes du plan architectural tel qu’il avait dû être conçu et réalisé dès la fin du IVe siècle avant J.-C., avec la mise en place du grand portique oriental et de ses deux probables retours d’angle désormais assurés en direction du nord. Il faudra aussi, une fois éliminées les maisons modernes qui en entravent la fouille, faire sortir de terre la partie centrale de l’Artémision, à savoir le temple de la déesse, ses autels et les édifices, déjà partiellement dégagés, qui se pressaient tout autour. C’est l’histoire même du sanctuaire, dans ses phases les plus anciennes comme dans ses ultimes métamorphoses, qui est l’objet des investigations futures. De fait, un bâtiment archaïque d’une longueur exceptionnelle pour l’époque (VIIe siècle avant J.-C.) vient d’être mis au jour. Et l’étude des vestiges de la période romaine et paléochrétienne – sans même parler des surprises que peuvent réserver les niveaux byzantins et vénitiens, si ténus soient-ils – ne sera vraisemblablement pas moins fructueuse, à commencer par le démontage nécessaire (réalisé du reste en 2019) et le remontage très souhaitable de ce « conservatoire épigraphique » qu’est, de toute évidence, le puits aux escaliers de marbre découvert en 2017. Hoc erat in votis, comme on disait autrefois : c’est le vœu raisonnable que forme toute l’équipe d’Amarynthos.