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Mathematics / Book Review

Vol. 7, NO. 3 / December 2022

Un manuscrit tronqué

Pierre Schapira

Letters to the Editors

In response to “Un manuscrit tronqué


Récoltes et Semailles I, II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien
par Alexander Grothendieck
Editions Gallimard, 29,50 €.

Ce texte n’est pas au sens strict une recension du livre de Alexander Grothendieck1. Si l’ensemble du livre, ainsi que l’œuvre et la vie de Grothendieck sont abordés ici, une bonne partie de notre texte sera consacré à une réfutation d’une thèse développée tout au long du livre. Dans notre propos nous avons un allié de poids, Grothendieck lui-même qui, dans des ajouts importants à son texte mais non publiés dans le livre, revient entièrement sur une partie de ses affirmations.

L’œuvre mathématique

Grothendieck a dominé une bonne partie des mathématiques de la seconde moitié du vingtième siècle. Si son travail concerne essentiellement la géométrie algébrique, sa vision et ses méthodes se sont propagées bien au-delà, en topologie algébrique, en théorie des représentations, en géométrie complexe, en géométrie symplectique, en analyse algébrique et même, depuis peu, en géométrie computationnelle. En un mot, toutes les mathématiques “linéaires”, par opposition aux systèmes dynamiques, aux probabilités ou à la “géométrie purement géométrique”, comme la géométrie Riemannienne ou la géométrie Hamiltonienne. C’est sous son influence que ce sont imposés dans les domaines cités plus haut le langage des catégories dérivées et la théorie des faisceaux. C’est en effet Grothendieck qui a eu l’intuition et a formulé les grandes lignes de la théorie des catégories dérivées, même s’il a laissé à son élève Jean-Louis Verdier le soin d’en écrire les détails pour sa thèse et de dégager ainsi la notion clef de catégorie triangulée2. C’est lui aussi (Grothendieck) qui a mis dans ce cadre la théorie des faisceaux et les “6 opérations” sur lesquelles nous reviendront.

Rappelons que dans les années 1950–70, on étudiait les fonctions (éventuellement généralisées) sur les variétés réelles ou complexes et surtout sur les espaces Euclidiens à l’aide de la transformée de Fourier. Mais sur une variété complexe, fonction veut dire fonction holomorphe et celles-ci présentent une sérieuse difficulté : elles n’existent pas, en tout cas pas globalement sur une variété compacte comme par exemple sur la droite projective (mis à part, bien sûr, les constantes). La connaissance globale n’apporte donc aucune information, contrairement au cas différentiable réel, et il faut travailler “localement”. Il existe pour ce faire un outil assez extraordinaire, c’est la théorie des faisceaux inventée par Jean Leray dans une toute autre perspective, alors qu’il était prisonnier de guerre en Allemagne durant la période 1941–453. Le texte de Leray était quelque peu incompréhensible mais a ensuite été clarifié par Henri Cartan et Jean-Pierre Serre, donnant lieu au fameux livre de Roger Godement4. Cartan et Serre utilisent cet outil dans leurs études respectives des fonctions holomorphes en dimension ≥ 1, après les travaux précurseurs de Kiyoshi Oka, donnant lieu aux théorèmes A et B de Cartan et à l’article fondamental FAC (faisceaux algébriques cohérents) de Serre5.

C’est dans ce contexte que Grothendieck aborde la géométrie algébrique vers 1955, donnant des bases solides à la théorie cohomologique des faisceaux dans son article fondateur à Tōhoku Mathematical Journal6. Dans cet article on rencontre déjà (implicitement) la principale difficulté de la théorie des catégories, à savoir le problème des univers, problème résolu par Grothendieck dans SGA4 à la manière d’un autre Alexandre tranchant le nœud gordien7 : Grothendieck pose l’axiome que tout ensemble appartient à un univers. Ce problème des univers (alias, des cardinaux inaccessibles), en dehors desquels la théorie des catégories ne peut se développer, est sans doute à l’origine de ce que Bourbaki ait renoncé aux catégories et que Grothendieck ait alors quitté ce groupe. Nous renvoyons à l’excellent article de Ralf Krömer sur cette question8.

Les années 1940–50 ont vu deux révolutions conceptuelles dont l’importance n’a pas été immédiatement comprise : la théorie des faisceaux déjà mentionnée et celle des catégories, due à Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane9. Le point de vue catégorique s’inscrit d’ailleurs dans un vaste mouvement d’idées auquel participent l’approche structuraliste de Claude Lévi-Strauss ou la linguistique de Noam Chomsky. Au lieu de considérer les ensembles munis de certaines structures, la théorie des catégories privilégie les relations qui peuvent exister entre “objets”. Une catégorie C est donc une famille d’objets (comme un ensemble est une famille d’éléments) mais étant donnés deux objets X et Y, on se donne à priori un ensemble appelé HomC(XY) représentant les “morphismes” de X vers Y, ces données étant bien entendu soumises à un certain nombre d’axiomes naturels (composition des morphismes, morphismes identités, etc.). Une nouvelle étape consiste alors à regarder les morphismes entre catégories, que l’on appelle des foncteurs, et certaines notions clefs se dégagent, comme celles de foncteur adjoint, objet final ou initial, limites et colimites, donnant un sens précis et unificateur à beaucoup d’idées qui parcourent les mathématiques.

Il y a une famille de catégories qui joue un rôle central : ce sont les catégories additives et, parmi elles, les catégories abéliennes, modelées sur la catégorie des modules sur un anneau. Mais si l’on remplace les espaces vectoriels sur un corps par les modules sur un anneau, les foncteurs classiques de produit tensoriel et de Hom interne ne sont plus “exacts”, c’est à dire ne transforment pas suites exactes en suites exactes (un sous-espace n’admet pas toujours un supplémentaire). Il faut donc considérer les foncteurs dérivés. On entre alors dans le domaine de l’algèbre homologique, une généralisation naturelle de l’algèbre linéaire, le livre de référence étant celui de Cartan et Eilenberg10, avant d’être détrôné par l’article de Grothendieck à Tōhoku. Mais le calcul du foncteur dérivé de la composition de deux foncteurs requiert la pratique des “suites spectrales” de Leray, donnant lieu à des calculs souvent inextricables. C’est là où les catégories dérivées montrent leur puissance : dans ce langage, tout est d’une simplicité remarquable.

Que sont les 6 opérations ? Avec les fonctions ordinaires, on a trois opérations naturelles (en plus de l’addition) : le produit et, associée à une application f : X → Y entre variétés réelles, l’intégration qui envoie (modulo quelques détails techniques) fonctions sur X en fonctions sur Y et la composition par f qui envoie fonctions sur Y en fonctions sur X. En théorie des faisceaux, le produit tensoriel $\stackrel{\text{L}}{\otimes}$ est l’analogue du produit, l’image directe propre Rf! l’analogue de l’intégration et l’image inverse f–1 l’analogue de la composition par f. Mais le produit tensoriel a un adjoint à droite, RHom, le foncteur f–1 a un adjoint à droite, l’image directe Rf*, et le foncteur Rf! a un adjoint à droite, f !.

Le foncteur f ! (qui n’existe que dans le cadre dérivé, contrairement aux cinq autres) a été découvert par Grothendieck dans le contexte de la cohomologie étale et c’est Verdier qui l’a ensuite construit pour les espaces localement compacts. Comme l’avait vu Grothendieck, f ! fournit une vaste généralisation de la dualité de Poincaré et ce foncteur joue maintenant un rôle crucial. Mais les espaces localement compacts apparaissant plus souvent que la topologie étale, c’est le nom de Poincaré-Verdier, si ce n’est simplement celui de Verdier seul, qui reste associé à la dualité, ce qui est largement abusif et a rendu Grothendieck quelque peu amer, à juste titre11.

On pourrait penser qu’un cadre aussi abstrait dispense de calculs explicites mais c’est une idée fausse : simplement, les calculs ne sont plus les mêmes. Si le foncteur d’image directe propre ne permet pas de calculer explicitement des intégrales, le formalisme des 6 opérations donne néanmoins lieu à des résultats numériques sophistiqués, comme par exemple les calculs de dimension d’espaces de cohomologie. Le théorème de Riemann–Roch–Hirzebruch–Grothendieck en est une belle illustration.

Dans le même ordre d’idées, une découverte fondamentale de Grothendieck consiste à développer la théorie des faisceaux sur les catégories et donc en particulier sur des espaces n’ayant plus de points. Que demandent les faisceaux pour exister ? La donnée des ouverts et de leurs inclusions, et la notion de recouvrement. Rien n’empêche de faire jouer aux objets d’une catégorie le rôle des ouverts, on appelle alors la catégorie une pré-site, et il reste à définir axiomatiquement ce que sont les recouvrements pour obtenir un site, c’est à dire, une catégorie munie d’une “topologie de Grothendieck”. Cette généralisation très naturelle des espaces topologiques usuels s’avère extrêmement féconde et d’ailleurs les analystes feraient bien de s’en inspirer : sur une variété réelle, il y a beaucoup trop d’ouverts pathologiques et il y a trop de recouvrements si l’on s’intéresse à ce qui se passe au bord d’un ouvert.

On arrive alors à la théorie des topos (topoï pour les savants). L’idée sous-jacente, qui dans une situation particulière remonte à Israel Gelfand, est qu’un espace (ici, un site) peut être reconstruit à partir de la catégorie des faisceaux sur ce site. Un topos est alors une catégorie équivalente à une catégorie de faisceaux. Par exemple, la catégorie des ensembles n’est rien d’autre que le topos associé à un point. Mais si cette théorie des topos a été utilisée dans une nouvelle démonstration du résultat de Paul Cohen sur l’indépendance de l’hypothèse du continu, ses applications en mathématiques restent encore incertaines.

Cette présentation de quelques idées fondamentales de Grothendieck est totalement lacunaire et ne fait que refléter les orientations du rédacteur. Dans Récoltes et Semailles (R&S, page 42), Grothendieck donne la liste des 12 idées maîtresses de son oeuvre12. Il donne aussi la liste de ses élèves page 377.

Il faudrait bien sûr mentionner les premiers travaux en analyse fonctionnelle et surtout la théorie des schémas, qui a révolutionné la géométrie algébrique, ainsi que l’intuition des motifs, une théorie partiellement conjecturale, développée plus tard par Pierre Deligne, Vladimir Voevodsky, Joseph Ayoub et beaucoup d’autres. Il faudrait aussi mentionner le texte fondamental “A la poursuite des champs” dans lequel Grothendieck pose les fondements des ∞-catégories et de l’algèbre homotopique13. En effet, si les catégories triangulées sont un outil incroyablement simple et efficace, elles ont un défaut qui limite sérieusement leur utilisation (par exemple, pour les problèmes de recollement), défaut lié au fait qu’un certain morphisme est unique à isomorphisme près, mais cet isomorphisme, lui, n’est pas unique ! La nouvelle théorie des ∞-catégories, à laquelle il faut associer les noms de Jacob Lurie, Graeme Segal, Bertrand Töen, et quelques autres, est en train de supplanter complètement la théorie “classique” des catégories dérivées bien qu’elle soit pour l’instant d’un accès pour le moins ardu.

La vie

Pierre Cartier a écrit un article absolument remarquable sur la vie de Grothendieck et il est inutile de le paraphraser ici14. On dispose aussi des excellents articles d’Allyn Jackson et de Winfried Scharlau ainsi que de tous les liens internet regroupés sur le site “Grothendieck Circle” géré par Leila Schneps15.

Disons cependant quelques mots sur ce sujet. Son père, Sascha Schapiro, était un anarchiste russe qui participa à la révolution avortée de 1905 à la suite de quoi il passa 10 années dans les prisons du tsar Nicolas II, ce qui ne l’empêcha pas d’être déclaré ennemi du peuple après la révolution de 1917. Il combattit aux cotés des républicains pendant la guerre d’Espagne et fut photographe ambulant en France. Il termina sa vie interné au camp du Vernet avant d’être livré aux nazis par la police de Vichy, et de disparaître à Auschwitz en 1942.

Sa mère, Hanka Grothendieck, est une militante d’extrême gauche en Allemagne dans les années 1920 qui émigre en France avec l’arrivée au pouvoir de Hitler16. Son fils Alexander ne la rejoint qu’en 1938, à l’âge de 10 ans, après avoir vécu caché dans une ferme en Allemagne. Il passe une partie de la guerre au Chambon sur Lignon dans ce collège Cévenol qui a sauvé tant d’enfants juifs.

Sa vie mathématique commence dans les années 50 à Nancy où il est guidé par Jean Dieudonné et Laurent Schwartz. Après des travaux en analyse fonctionnelle qui restent fondamentaux aujourd’hui, il se tourne vers la géométrie algébrique avec le succès que l’on sait.

Il est l’un des deux premiers professeurs nommés à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) en 1959 où il obtient l’essentiel de ses résultats et publie, avec l’aide de Dieudonné (l’autre professeur à l’IHES), les éléments de géométrie algébrique, les fameux EGA. Il dirige le séminaire de géométrie algébrique, donnant lieu à une publication co-signée avec certains de ses élèves, publication de plus de 5 000 pages et connue sous le vocable SGA. Il obtient la médaille Fields à l’ICM (International Congress of Mathematicians) de 1966 sans toutefois se rendre à Moscou pour la recevoir. Il obtient aussi le prestigieux (et fort bien doté) prix Crawford qu’il refuse en 1988.

Grothendieck quitte l’IHES en 1970 après avoir découvert que cet institut bénéficiait de fonds militaires et se lance dans la lutte écologique à travers le journal intitulé Survivre puis Survivre et vivre. Mais Grothendieck ne quitte pas seulement l’IHES, il quitte aussi les mathématiques et son monde, en particulier ses élèves. Il reviendra aux mathématiques, mais dans un style très différent, avec son “Esquisse d’un programme” et “A la poursuite des champs”17. Après un an passé au Collège de France, il est nommé professeur à Montpellier jusqu’à sa retraite en 1988. Il termine sa vie à la campagne, dans un isolement presque total jusqu’à sa mort en 2014 à l’age de 86 ans.

Le livre

Comme nous l’avons vu, Grothendieck est l’auteur d’une œuvre mathématique considérable. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre littéraire non négligeable, dont le livre R&S qui vient d’être récemment publié par Gallimard après avoir été largement diffusé sur internet. Ce livre d’environ 1 900 pages aborde de nombreux sujets : le parcours de mathématicien de son auteur, ses passions, ses illusions et surtout ses désillusions, le processus de création et mille autres choses. Il comporte de longs passages sur le Yin et le Yang et les manières féminine/masculine de faire des mathématiques, sur la mère, le père et l’enfant, sur les rêves, etc. Une grande partie du texte est consacré à la révélation qu’il aurait eue en 1976 et à la longue période de méditation qui l’a suivie. Il s’agit d’une sorte d’auto-analyse teintée, n’ayons pas peur du mot, d’une certaine paranoïa. Le thème récurrent est celui de la trahison de ses anciens élèves qui se manifeste par l’oubli et l’enterrement de son œuvre. Les mots “obsèques”, “défunt”, “fourgon funèbre”, “massacre”, “fossoyeur”, etc., sont déjà omniprésents dans la table des matières. Plus généralement, le livre dénonce la perte d’éthique du milieu mathématique tout entier.

Grothendieck nous explique que “c’était mieux avant” (avant 1960), comme si l’ancienne génération était irréprochable ! En fait c’est plutôt le contraire, les mathématiciens sont devenus beaucoup plus honnêtes à partir des années 9018. Ce miracle a un nom, il s’appelle arXiv et il est maintenant beaucoup plus difficile de s’approprier les idées des autres, même si, bien sûr, cela est toujours possible. L’institution elle aussi s’est grandement améliorée, ou tout au moins s’est beaucoup transformée, et le système mandarinal, dont Grothendieck n’a pas eu à souffrir et ne dit mot, qui dominait la France jusque vers les années 70, a pratiquement disparu.

Grothendieck, qui pratique beaucoup l’autocritique, se demande parfois si dans sa grande période des années 1960–70, il n’aurait pas été arrogant ou même méprisant avec son entourage. Mais sans pour autant être arrogant, il est clair que Grothendieck se préoccupe assez peu du point de vue du lecteur. Il nous propose en effet un livre de 1 900 pages, alors que l’auteur, en réponse à une question sur la bibliothèque de l’IHES à ses débuts, déclare : “We don’t read books, we write them!19. Un livre qui contient beaucoup de contradictions, mais des contradictions en partie assumées et corrigées par des Notes (dont certaines, particulièrement importantes, non publiées dans cette édition, nous allons y revenir) alors qu’elles auraient sans doute demandé une réécriture du texte.

Et ce n’est pas la modestie qui paralyse Grothendieck. Page 93520 :

…d’un mathématicien à part moi qui ait apporté une multiplicité d’idées novatrices, non pas plus ou moins disjointes les unes des autres, mais comme partie d’une vaste vision unificatrice (comme cela a été le cas pour Newton et pour Einstein en physique et en cosmologie, et pour Darwin et pour Pasteur en biologie).

Et page 94 :

Il semblerait bien qu’en tant que serviteur d’une vaste vision unificatrice née en moi, je sois “unique en mon genre” dans l’histoire de la mathématique de l’origine à nos jours.

Si le style ne manque pas de souffle, il est inégal et parfois (à dessein) familier et la lecture de certains passages frôle l’ennui. Grothendieck n’est pas le duc de Saint-Simon.

Dans cette analyse, nous allons maintenant nous restreindre à ce qui concerne les mathématiques et le monde des mathématiciens.

Grothendieck se plaint à longueur de pages de ce que ses idées aient été pillées par ses anciens élèves sans références au maître ou aient tout simplement été effacées, non reconnues et oubliées. Ces assertions ne sont pas toujours étayées par des arguments solides ou des références précises. Mais surtout, c’est le propre des découvertes que d’être banalisées et que leur auteur soit oublié et ce d’autant mieux que les idées profondes sont souvent, a posteriori, évidentes.

Ses reproches s’adressent à tous ses élèves, et tout particulièrement à Deligne (dont le nom est pratiquement toujours précédé de la mention “mon ami”, sous-entendu, “mon ancien ami”) et à Verdier. Il est tout à fait loisible de considérer que Deligne a été quelque peu léger quant à la paternité de Grothendieck concernant les motifs ou que la “dualité de Verdier” déjà mentionnée pourrait tout aussi bien s’appeler la “dualité de Grothendieck”. Mais sinon, tout le monde sait que c’est Grothendieck qui a inventé les schémas, les motifs, les topologies de Grothendieck et les topos, et surtout que c’est lui qui a imposé le point de vue fonctoriel via les 6 opérations et les catégories dérivées. Tout le monde sait que c’est grâce à la machine mise en place par Grothendieck que Deligne a pu démontrer la dernière conjecture de André Weil.

Pour appuyer son propos sur la perte totale d’éthique de la communauté mathématique à partir des années 70, tout l’argumentaire de Grothendieck est basé sur l’unique témoignage d’un et d’un seul mathématicien qui est venu plusieurs fois le voir dans sa campagne.

C’est une pratique courante en ethnologie de s’appuyer sur un “informateur” issu du groupe que l’on étudie et qui en parle la langue. Le problème est que l’informateur n’est pas toujours très fiable et peut raconter n’importe quoi. Ici c’est bien pire car l’informateur se déclare le premier concerné par l’histoire qu’il va raconter, à savoir la correspondance de Riemann–Hilbert (R–H par la suite).

La correspondance de Riemann–Hilbert

Cet informateur a donc convaincu Grothendieck qu’il était en un certain sens son fils spirituel (“l’apparition d’un continuateur de mon œuvre”, page 1 664) et que seul, sans le moindre conseil et dans l’indifférence si ce n’est l’hostilité de tous, il aurait démontré la correspondance R–H21, utilisant pour la première fois dans ce domaine le langage des catégories dérivées. Parlant de cet informateur, Grothendieck écrit aussi : “son travail de pionnier accompli depuis 1972 dans une solitude complète” (page 1 663).

Tout cela est grossièrement faux.

Cet informateur a passé sa thèse de 3ème cycle en 1974 sous ma direction et sur un sujet que je lui avais proposé, il a largement bénéficié d’un exposé privé de Masaki Kashiwara en 1975 à l’origine de son premier article (qui ne mentionne nullement cet entretien décisif), d’un exemplaire (en japonais, mais les traducteurs ne manquent pas) de la thèse de Kashiwara de 197022, et des conseils répétés de Christian Houzel tout au long de sa thèse d’état. Quant aux catégories dérivées elles apparaissent dès la première page de l’article fondateur de Sato–Kawai–Kashiwara publié en 197323.

La correspondance R-H est une “équivalence de catégories” formulée par Kashiwara en 1975 et démontrée par ce même auteur en 1980.24

Notons au passage que les équivalences de catégories intéressantes établissent des ponts entre différents domaines des mathématiques a priori sans rapports : ici les équations aux dérivées partielles de l’analyse et les faisceaux constructibles de la topologie algébrique. Une autre équivalence plus récente et très importante est fournie par la “symétrie mirroir” de Maxim Kontsevich, qui relie géométrie complexe et géométrie symplectique.

Tout le propos de Grothendieck au sujet du rôle de son protégé dans la correspondance de R–H, dispersé et répété tout au long des 1 900 pages, est donc basé sur de faux témoignages, mais notre auteur, avec une naïveté stupéfiante, prend pour argent comptant tout ce que lui raconte son interlocuteur (lequel est cité plus de 200 fois). Grothendieck part en croisade contre Kashiwara qu’il va jusqu’à traiter de “caïd d’outre-Pacifique” (page 1 656) alors qu’il n’avait jamais communiqué avec lui et n’avait qu’une connaissance très parcellaire de ses travaux. Par extension, c’est toute l’école de Sato qui est visée “caïds d’outre-Pacifique” (page 1 651). Sans être exhaustif, ce qui serait pratiquement impossible sauf à recopier le livre, citons aussi cette Note 458 (page 1 650), qui ne manque pas d’humour (involontaire) “l’école de Sato aurait initié la méthode de s’entourer d’obscurité aux fins de dominer”.

Le sommet de la rancœur de Grothendieck est atteint avec la tenue de ce qu’il appelle “le Colloque Pervers” en 1981, un colloque historiquement important auquel son protégé n’est pas invité. C’est à cette occasion que Alexander Beilinson, Joseph Bernstein et Deligne (sans compter Ofer Gabber qui refuse d’y associer son nom pour des raisons obscures) introduisent les faisceaux pervers25. L’idée de ces faisceaux (qui ne le sont pas au sens strict, ce sont des “complexes de faisceaux”, d’où sans doute cet adjectif) est totalement naturelle via la correspondance de R–H et leur définition apparaît déjà implicitement dans le texte de Kashiwara de 1975. Grothendieck est proprement scandalisé de ce que son protégé soit totalement ignoré lors de ce colloque, alors qu’il devrait en être la vedette. Si aucune référence n’est donnée au sujet de la paternité de R–H, c’est sans doute parce que le milieu mathématique était au courant des controverses qui l’entourait et que personne n’avait envie d’y être mêlé. Mais si l’on lit ce que Grothendieck écrit dans les ajouts à R&S (voir plus bas) le grand absent de ce colloque n’est pas son informateur, c’est Kashiwara ! Autrement dit, toutes ces pages et ces pages d’indignation n’ont pas lieu d’être ou plutôt ne défendent pas les bonnes personnes. Il n’y a d’ailleurs aucun doute à mes yeux qu’à cette période (les années 80) Sato et son élève Kashiwara aient été injustement ignorés (incompris ?) de l’école française, Bourbaki en tête, mais c’est une autre histoire26.

Dans le texte publié par Gallimard, Grothendieck revient prudemment sur ses assertions concernant la paternité de R–H et veut bien reconnaître (page 163) que Kashiwara aurait pu y jouer un rôle, peut-être même un rôle équivalent à celui de son informateur. Enfin, page 164, à la fin de la partie III, il s’excuse platement auprès de Kashiwara “mes excuses les plus sincères”. Mais cela ne l’empêche pas de l’insulter 1 500 pages plus loin.

Extraits d’ajouts de Grothendieck

J’avais eu connaissance de cette partie du texte de Grothendieck (concernant les caïds d’outre-Pacifique) en 1986 et je lui avais écrit à ce sujet le 16 janvier 1986. Une correspondance importante s’en était suivie jusque essentiellement la fin mars de cette même année. Appuyé par le témoignage de Houzel, je crois avoir convaincu Grothendieck de ce que sa version de R–H était complètement fausse.

Dans des ajouts d’une vingtaine de pages au texte initial de R&S dont nous présentons quelques extraits27, Grothendieck revient complètement sur ce qu’il avait écrit et affirme enfin que c’est bien Kashiwara qui a formulé le premier la correspondance de Riemann-Hilbert en 1975 et que c’est lui, le premier, qui en a donné une esquisse de démonstration en 1980. C’est tout à l’honneur de Grothendieck que d’assumer son erreur de jugement mais celle-ci se propageant tout au long des 1 900 pages, comment “rectifier le tir” ? Grothendieck choisit des ajouts (et des notes de bas de page), mais malheureusement, mises à part les plates excuses de la page 163, ceux-ci n’apparaissent pas dans le livre publié.

Grothendieck, le 9 mai 1986 :

Après diffusion provisoire de Récoltes et Semailles, à partir d’octobre l’an dernier, j’ai été contacté par Pierre Schapira, puis par Christian Houzel, pour me faire observer certaines inexactitudes flagrantes dans la version des faits présentée dans Récoltes et Semailles. La situation s’est considérablement clarifiée au cours d’une correspondance avec l’un et l’autre qui s’est poursuivie entre les mois de janvier et de mars dernier. Il m’apparaît à présent que dans la “version [Zoghman] Mebkhout” (laquelle ne manquait pas de cohérence interne) le vrai, le tendancieux et le carrément faux se mélangent de façon inextricable.

Grothendieck, le 15 mai 1986 :

Rétrospectivement, je suis persuadé au contraire qu’on ne peut en l’occurence reprocher à Kashiwara la moindre incorrection. Dans son exposé, il donne un énoncé et une première esquisse de démonstration d’un théorème, qu’il avait bel et bien été le premier à conjecturer dès 1975 … De plus il a la correction de préciser, dès la page 2 : “Notons que le théorème est démontré aussi par Mebkhout par une voie différente.” C’était là même “prêter aux riches”, car le mois précédent encore, dans sa note aux CRAS [Les Comptes Rendus de l’Académie des sciences] du 3 mars 1980, Mebkhout s’était exprimé sous forme hypothétique “on espère montrer que…”, et sans y faire d’ailleurs la moindre allusion…

Conclusion

On peut alors se poser quelques questions sur le processus éditorial ayant amené à la parution de R&S. Dans l’Avant Propos, pages 9–15, daté de janvier 1986, Grothendieck remercie Christian Bourgois et Stéphane Deligeorge d’accueillir son texte dans la collection Epistémè. Que s’est-il passé entre cette date et la publication effective par Gallimard en 2022, et surtout, pourquoi les ajouts de Grothendieck, antérieures au 29 mai 1986, ne figurent-ils pas dans l’édition finale alors que les “excuses” de la page 163 prouvent que le texte publié utilise des éléments postérieurs à janvier 1986 ?28

Dans cette critique de R&S nous nous sommes focalisés sur la partie mathématique du livre et principalement la partie consacrée à l’histoire de la correspondance de R–H. Mais celle-ci est loin d’être anecdotique dans le livre, Grothendieck s’y réfère constamment, c’est un leitmotif. Malheureusement, et il l’admet avec une grande franchise, Grothendieck a été abusé par un informateur pour le moins peu objectif, et Grothendieck, avec une naïveté désarmante et en certain sens admirable, n’a jamais imaginé que les informations dont il était alimenté puissent être biaisées, incomplètes si ce n’est carrément fausses. De 1955 à 70, Grothendieck a vécu dans un monde d’idées pures, immergé dans les mathématiques à un point difficilement imaginable. Quand il quitte la noosphère pour le monde réel (le monde social), on peut imaginer que le choc est rude et Grothendieck est effondré par ce qu’il perçoit comme une perte d’éthique du monde de la Science. Mais pourquoi ce monde serait-il différent du reste de la société ? La rigueur de la Science n’a jamais rejailli sur ses praticiens, les exemples sont légion.

La Science est une grande dévoreuse d’hommes et de caractères29.

Endmark

  1. Nous voudrions remercier ici Leila Schneps pour ses conseils critiques et constructifs. 
  2. Alexander Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien (Paris : Editions Gallimard, 2022), 439. 
  3. Voir l’article historique de Christian Houzel “Les débuts de la théorie des faisceaux” dans Masaki Kashiwara et Pierre Schapira, Sheaves on Manifolds, Grundlehren der Mathematischen Wissenschaften, vol. 292 (Berlin : Springer-Verlag, 1990), doi : 10.1007/978-3-662-02661-8. 
  4. Roger Godement, Théorie des faisceaux (Paris : Hermann, ed., 1958). 
  5. Jean-Pierre Serre, “Faisceaux Algebriques Coherents”, Annals of Mathematics, 2nd Series 61, no. 2. (1955) : 197–278, doi : 10.2307/1969915 
  6. Alexander Grothendieck, “Sur quelques points d’algèbre homologique”, Tōhoku Mathematical Journal 9, no. 3 (1957) : 119–21, doi : 10.2748/tmj/1178244774. Cet article est analysé en détail dans Rick Jardine, “Tōhoku”, Inference 1, no. 3 (2015), doi : 10.37282/991819.15.13. 
  7. Mike Artin, Alexandre Grothendieck, et Jean-Louis Verdier, Théorie des topos et cohomologie étale des schémas, Lecture Notes in Mathematics, vols. 269, 270, 305 (Berlin : Springer-Verlag, 1972–73). 
  8. Ralf Krömer, “La « machine de Grothendieck » se fonde-t-elle seulement sur des vocables métamathématiques ? Bourbaki et les catégories au cours des années cinquante”, Revue d’histoire des mathématiques 12 (2006) : 119–62. 
  9. Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane, “Natural Isomorphisms in Group Theory”, Proceedings of the National Academy of Sciences 28 (1942) : 537–4, doi : 10.1073/pnas.28.12.537 ; Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane, “General Theory of Natural Equivalences”, Transactions of the American Mathematical Society 58 (1945) : 231–94, doi : 10.1090/S0002-9947-1945-0013131-6. 
  10. Henri Cartan et Samuel Eilenberg, Homological Algebra (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1956). 
  11. cf. Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II., 158. 
  12. Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II., 42. 
  13. Alexander Grothendieck, “A la poursuite des champs”, (1987). 
  14. Pierre Cartier, “Un pays dont on ne connaîtrait que le nom”, Inference 1, no. 1 (2014), doi : 10.37282/991819.14.7. Pour plus détails, voir “Sascha Shapiro,” Wikipedia
  15. Allyn Jackson, “Comme Appelé du Néant—As if Summoned from the Void: The Life of Alexandre Grothendieck”, Notices of the AMS 51, no. 4 et 51, no. 10 (2004) : 1 038–54 et 1 196–212 ; Winfried Scharlau, “Who is Alexander Grothendiek?”, Notices of the AMS 55, no. 8 (2008) : 930–41 ; Leila Schneps, “The Grothendieck Circle”. 
  16. La phrase “une militante d’extrême gauche en Allemagne dans les années 1920” n’a pas vraiment la même signification que sa transposition un siècle plus tard. 
  17. Grothendieck, “A la poursuite des champs”. 
  18. Comme dans tout cet article, le masculin doit être pris au sens neutre. 
  19. Allyn Jackson, “Comme Appelé du Néant”, 1 050. 
  20. Toutes les pages mentionnées dans ce paragraphe se réfèrent au livre Récoltes et Semailles I, II
  21. cf. Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II., 413. 
  22. cf. Masaki Kashiwara, “Algebraic Study of Systems of Partial Differential Equations”, Master’s thesis (Tokyo University, 1970), Mémoires de la Société Mathématique de France 63 (1995). 
  23. Mikio Sato, Takahiro Kawai, and Masaki Kashiwara, “Microfunctions and Pseudo-Differential Equations, Hyperfunctions and Pseudo-Differential Equations”, dans Proceedings of a Conference at Katata, 1971; Dedicated to the Memory of André Martineau, Lecture Notes in Mathematics, vol. 287 (Berlin : Springer-Verlag, 1973), 265–529. 
  24. Quelques mots (pour mathématiciens) sur la correspondance R–H. La formulation moderne utilise la théorie des D-modules, théorie dont l’intuition revient à Mikio Sato dans les années 60, et entièrement mise en place par Kashiwara dans sa thèse. (Une théorie voisine a été développée indépendamment par Joseph Bernstein.) Dans le langage de tous les jours, un D-module cohérent signifie un système d’équations aux dérivées partielles à coefficients holomorphes. Les modules holonomes sont la version en dimension > 1 des équations différentielles ordinaires, et parmi eux les modules holonomes réguliers généralisent la notion classique d’équations Fuchsiennes. En 1975, Kashiwara montre que le foncteur Sol, qui à un module holonome associe le complexe de ses solutions holomorphes, prend ses valeurs dans les faisceaux constructibles, les faisceaux qui se comportent localement comme une somme directe de faisceaux constants le long d’une stratification. La même année il conjecture qu’il existe une sous-catégorie triangulée de celle des modules holonomes, les modules holonomes réguliers, sur laquelle le foncteur Sol induit une “équivalence de catégories”. Kashiwara démontre sa conjecture en 1980 et expose de manière détaillée les principales étapes de sa preuve au séminaire de l’Ecole Polytechnique, séminaire publié. Sa preuve utilise le théorème de résolution des singularités de Heisouke Hironaka et les travaux précurseurs de Deligne qui traitait le cas particulier des “connexions méromorphes”. 
  25. Alexander Beilinson, Joseph Bernstein, et Pierre Deligne, “Faisceaux pervers, Analysis and topology on singular spaces, I” (Luminy, 1981), Astérisque, no. 100 (Paris : Societé Mathematique de France, Paris, 1982) : 5–171. 
  26. Pierre Schapira, “Mikio Sato, a Visionary of Mathematics”, Notices of the AMS 54, no. 2 (2007) ; Pierre Schapira, “Fifty Years of Mathematics with Masaki Kashiwara”, Proceedings of the International Congress of Mathematicians, Rio de Janeiro, 2018, vol. 1, Plenary Lectures (Singapore : World Scientific, 2018). 
  27. Ces ajouts viennent d’être mis en ligne sur le site Leila Schneps, “The Grothendieck Circle”. 
  28. Sur le site “The Grothendieck Circle” récemment mis à jour, il est écrit que les éditions Gallimard vont bientôt publier une nouvelle version de R&S augmentée de ces ajouts de Grothendieck. 
  29. Adaptation libre d’une célèbre phrase de Léon Trotski. 

Pierre Schapira is Professor Emeritus at University Pierre et Marie Curie (University of Paris 6).


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ISSN #2576–4403