La paléoanthropologie est une discipline scientifique particulière, unique. Vous me direz qu’elles le sont toutes, mais celle-ci sort de l’ordinaire. Portant sur quelques poignées d’objets physiques, traces d’un lointain passé, elle questionne notre propre humanité. Des intérêts personnels se mélangent ainsi à des questions beaucoup plus larges, dans un champ où une histoire doit être retracée et contée à partir d’éléments parcellaires. En effet, l’une des principales contraintes du domaine est que les restes fossiles humains sont rares. Ils sont difficiles à trouver, mais aussi à étudier pour les chercheurs pour tout un ensemble de raisons que nous évoquerons plus bas. Ce patrimoine, constitué de peu d’objets, est aussi fragile et précieux. À l’époque du numérique, des solutions pourraient être trouvées pour le protéger et le diffuser. De nouveaux outils performants d’analyse et de numérisation ont en effet fait leur apparition dans le quotidien des paléoanthropologues. C’est cependant devenu encore plus compliqué.
Comment ces quelques fossiles sont-ils devenus un trésor et la source d’un tel pouvoir ? Donnant au scientifique la possibilité de réécrire l’Histoire de l’Homme, avec deux H majuscules, mais lui conférant aussi une influence forte sur les travaux des autres chercheurs. C’est un voyage dans le domaine de l’évolution humaine que je vous propose. Nous n’aborderons pas les grandes questions du buisson de l’humanité, mais plutôt les méandres du quotidien de la discipline. Reconnue pour sa dureté, par la forte personnalité de certain de ses acteurs ; il y a aussi une part de spectacle en paléoanthropologie liée aux enjeux des découvertes faites. Il est coutume de dire que tout nouveau fossile peut bouleverser notre perception de l’évolution des Hommes. Est-ce réellement le cas ? Autre antienne, les fossiles, rares, sont sauvagement gardés par leurs inventeurs, dans un contexte ultra-concurrentiel. Il y a un peu de vrai dans tout cela, mais il faut contextualiser, expliquer pour tenter d’améliorer d’un côté les mœurs mais aussi l’image que nous donnons. N’est-il pas temps de modifier notre vision de la recherche paléoanthropologique et de proposer de meilleures procédures garantissant toujours le respect des contributions des découvreurs et privilégiant aussi la diffusion la plus large possible du savoir ?
Un peu d’histoire des sciences
Une particularité de la paléoanthropologie concerne sa dimension historique réduite. Cela fait moins de 150 ans que les scientifiques recherchent des spécimens fossiles humains pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire dans la perspective d’étudier la variabilité et l’évolution de l’Homme. Il est probable que des restes aient été mis au jour par hasard depuis toujours, peut être observés avec curiosité, mais pas à des fins scientifiques, et surtout pas en les considérant comme des Hommes du passé. Étudier un reste humain, même fragmentaire, en tant qu’indicateur d’une humanité passée est un concept particulier. Le recul historique pour mieux conceptualiser et faire évoluer la discipline manque ainsi : 150 ans c’est peu finalement. D’autant que le contexte culturel et sociétal du moment demeure prégnant sur l’esprit des chercheurs, hier comme aujourd’hui. Au départ il a fallu intégrer la théorie de l’évolution, comprendre que d’autres espèces d’Hommes avaient existé, puis accepter l’unicité de l’humanité actuelle. Ce dernier point est toujours d’actualité, tout comme les questions autour du genre, et plus généralement sur l’égalité entre les Hommes. En fait, société, culture, religion, interfèrent fortement depuis un siècle et demi, et le font toujours aussi intensément maintenant, bien que cela nous semble moins évident. La préhistoire, la paléoanthropologie sont des petites jeunettes dans le panorama des disciplines scientifiques.
Autre facteur important, le sujet d’étude nous concerne tant qu’il est difficile de prendre de la distance, d’effectuer une réelle relativisation des interprétations pour les chercheurs. Étudier l’Homme, ce n’est pas la même chose que de travailler sur des souris, des cellules, l’infini, des équations, une énergie, ou tout ce que vous voulez. Ce n’est pas « mieux », il n’y a évidemment pas de gradation de qualité supposée d’un point de vue scientifique, mais c’est pour certains aspects plus compliqué. Travailler sur des fossiles humains a certaines implications sur ce que nous sommes et inconsciemment cela influe sur les conceptions, les hypothèses, les théories qui vont être proposées sur les modalités évolutives et les comportements du passé, même éloigné. Cela renforce encore l’aspect extraordinaire du fossile humain, lui donnant indubitablement une valeur symbolique supplémentaire. Un tel objet est un lointain jalon justifiant ce que nous sommes. Pourtant d’un point de vue strictement paléontologique, ce n’est pas réellement le cas. L’ancestralité est un concept complexe, difficilement applicable aux rares découvertes que nous pouvons faire. Un fossile multimillionnaire en années est bien un ancêtre de l’humanité d’aujourd’hui, toutefois à considérer plutôt comme un grand-oncle que comme un grand-père. Mais le fossile humain a bien un statut particulier qui le distingue de tout autre vestige ancien de n’importe quel autre groupe du vivant. Puisque rien n’est plus parlant qu’un exemple, un squelette de Tyrannosaurus rex a peut-être une valeur marchande conséquente, il n’aura jamais le poids symbolique de n’importe quel petit fragment attribué à une espèce humaine ancienne.
Dans ce contexte, les découvertes du premier siècle de la documentation de notre évolution furent des évènements particulièrement marquants de la discipline, pour les chercheurs comme pour le grand public, et pour longtemps. Il n’est pas question ici de proposer un inventaire de tous les fossiles, mais d’évoquer quelques cas célèbres pour illustrer comment s’est structuré le cadre conceptuel de la paléoanthropologie durant son essor, jusqu’à très récemment. La certitude est que la création de nouvelles espèces humaines fut souvent un processus difficile. Si la dénomination Homo sapiens a été créée par Carl von Linné dès le 18e siècle, c’était en quelque sorte un exercice théorique dans le cadre de la création de la nomenclature binomiale puisque l’Homme actuel fut longtemps considéré comme hors du vivant, d’un point de vue biologique et zoologique. Homo neanderthalensis, proposée en 1864 ne fut acceptée qu’à l’orée du 19e siècle après que les découvertes de nouveaux fossiles se furent multipliées. Homo erectus, publiée en 1894, aura aussi besoin de quelques dizaines d’années pour convaincre ; tout comme Australopithecus africanus, annoncée en 1925. Faisons un saut dans le temps et considérons les 30 dernières années. Sahelanthropus tchadensis, Ardipithecus ramidus ou Orrorin tugenensis, les plus anciens homininés connus, ou Homo floresiensis et naledi sont toujours âprement débattues. Pourtant, aucun paléoanthropologue, aussi célèbre et consensuel soit-il, ne pourrait faire une étude exhaustive de tous les holotypes (les spécimens utilisés pour définir une espèce, en général le premier découvert et/ou le plus complet) listés ci-dessus. Certains de ces fossiles sont plus ou moins accessibles, formulation qui permet de ne pas laisser imaginer que je pense à quelqu’un en particulier en désignant un spécimen en particulier et suffit pour justifier l’impossibilité de tout appréhender. Pour les spécimens mis au jour le plus récemment, les travaux descriptifs et analytiques complets ne sont pas terminés, alors que souvent des implications géopolitiques compliquent l’accès, que ce soit en relation avec des contraintes entre pays ou à cause de relations complexes entre laboratoires ou entre chercheurs. Peu importe le détail des faits et des raisons, ce qui importe c’est qu’il n’y a pas de règles explicites au sujet de l’accès aux fossiles. Il serait d’ailleurs très difficile, voire impossible, d’en définir qui soient simples et transposables à tous les cas, voici pourquoi.
Il est évidemment satisfaisant que les découvreurs d’un fossile bénéficient de conditions optimales pour étudier ce qu’ils ont trouvé. La recherche archéologique implique préparation, précision et temps longs. Un travail de terrain est minutieusement programmé pendant des mois, des années, des décennies même pour les plus grandes missions. Il faut réunir des fonds, regrouper diverses compétences, justifier de l’intérêt de ces recherches pour avoir l’autorisation de fouiller. Puis, l’équipe s’installe pour nettoyer, dégager petit à petit le sédiment tout en collectant un maximum d’informations, des coordonnées spatiales, des photographies, et tous les objets, même les plus insignifiants. Il ne faut rien abîmer et sauvegarder tout ce qui peut l’être, ce sera utile pour comprendre ce qui s’est passé ici il y a quelques millénaires. Le fossile humain est, quand la chance sourit, au milieu de ce grand ensemble. Son intérêt scientifique est fortement dépendant de la quantité d’informations recueillie tout autour de lui. Identifié, dégagé et emmené en laboratoire, le spécimen doit être préparé, ce qui demande parfois un travail immense, comme dans le cas extrême de Little Foot1. Il doit ensuite être décrit, comparé. Il est irréalisable de fixer une durée limite pour l’analyse d’un fossile. Elle serait compliquée à définir, impossible à généraliser et comment de toute façon l’appliquer ? Serait-il éthiquement possible de retirer l’étude d’un fossile à l’équipe qui l’a identifié, car elle aurait mis 6 mois de trop, pour la confier à une autre équipe ? Bien sûr que non. Ce n’est donc pas le centre du problème, puisqu’il n’y a pas de bonne solution concernant cet aspect.
Il paraît toutefois évident que des délais réduits d’annonce, de première publication et de descriptions détaillées seraient une belle avancée. Certains commencent à le faire, espérons qu’ils en inspirent d’autres. La diffusion la plus importante possible des données et des informations à chaque étape est aussi un réel challenge des travaux à venir. Intéressons-nous en effet à la disponibilité des données sources d’un travail scientifique. Dans le cas des fossiles humains, tout chercheur devrait pouvoir utiliser les données publiées pour vérifier la validité des résultats, analyser le spécimen et le resituer dans l’évolution humaine. Est-ce-vraiment le cas ? Avant d’en disserter, demandons-nous comment cela se passe dans les autres disciplines.
Le ciel est-il plus bleu ailleurs ?
Un principe de base des recherches scientifiques est la reproductibilité des études. Il est d’ailleurs énoncé clairement par une multitude d’organisation, agences, fondations…2 Après publication, il devrait en théorie être possible de refaire indépendamment l’ensemble des analyses. Je ne m’étendrai pas ici sur la question de la reproductibilité des travaux scientifiques, sujet qui nécessiterait à lui seul un long traitement3. Autre problématique large, l’accès aux données sources ayant permis la réalisation des travaux publiés. Les revues scientifiques sont claires sur le sujet, par exemple Nature indique :
An inherent principle of publication is that others should be able to replicate and build upon the authors’ published claims. A condition of publication in a Nature Research journal is that authors are required to make materials, data, code, and associated protocols promptly available to readers without undue qualifications4.
Même si ce n’est pas une évaluation scientifique et que je ne tenterai pas de tester une telle hypothèse, il me semble évident que l’on peut exclure à un seuil dépassant largement les 5 % que tous les articles scientifiques publiés et leurs auteurs fournissent tous les éléments listés ci-dessus, dans Nature ou ailleurs.
Les us varient nettement selon les disciplines, impossible d’en faire un tour complet. En mathématiques les chercheurs diffusent parfois leurs démonstrations en ligne avant même toute publication dans une revue classique avec comme objectif de les confronter aux analyses d’autres chercheurs. Le monde de la paléontologie est assez proche de celui de la paléoanthropologie. La question de l’accès à certains spécimens clés peut parfois être difficile, mais cela n’atteint pas l’aspect généralisé rencontré pour les fossiles humains. Les travaux en génétique impliquent qu’une nouvelle séquence publiée soit déposée sur une base de données. C’est aussi le cas en paléogénétique, qui concerne entre autres les fossiles humains. Même dans ce cas, il est possible de faire de la rétention en amont, voire après publication, en n’informant pas du détail des données analysées et de celles qui ont donné un résultat. Un point très positif pour la diffusion des données est l’internationalisation de la recherche. Les sources de financements sont maintenant souvent transnationales, ce qui implique des collaborations toujours plus larges, avec de plus nombreuses équipes. C’est indéniablement un point positif. Toutefois, la concurrence fait rage en science, que ce soit pour le matériel, les ressources économiques ou le dépôt de brevets. C’est certainement un vrai moteur, mais aussi une contrainte, rendant le monde de la recherche complexe. Dans mon domaine, je peux toutefois faire quelques constatations. Mes propres recherches ne me donneront jamais la possibilité de trouver un remède à une maladie incurable ou une ressource d’énergie inépuisable. Elles conditionnent en partie l’avancée de ma carrière mais surtout elles me permettront d’apporter au mieux quelques connaissances au grand public sur les origines de l’Homme. C’est intéressant, mais n’est finalement pas si important. Pourtant, il n’est pas aisé d’étudier des fossiles humains.
Dérives anthropocentriques
Il est difficile de juger des excès de la discipline, pour toutes les raisons explicitées précédemment. Il est plus aisé de constater des problèmes, plus difficile d’en établir une liste complète car tout le monde ne serait pas d’accord et encore plus de proposer des solutions. Paléoanthropologue, je suis en effet moi aussi influencé par les perceptions du moment, c’est un aspect important à considérer. Les fossiles sont rares, c’est une certitude, surtout quand il s’agit de remonter le temps. Les notions de première et de dernière occurrences, bien définies en paléontologie, ne sont pas toujours bien comprises lorsqu’il s’agit de l’évolution de l’Homme. Prenons un exemple, les plus anciens fossiles attribués à Homo sapiens sont deux crânes trouvés en Afrique de l’Est, à Omo Kibish et Herto Bouri en Éthiopie. Ils ont respectivement autour de 200 et 150 000 ans. Les plus vieux hors d’Afrique venaient de Qafzeh, en Israël, avec leurs 100 000 ans. En 2017, les spécimens de Jebel Irhoud au Maroc ont été redatés à 300 000 ans, alors qu’ils ont quelques traits propres à Homo sapiens, et un fossile du site israélien de Misliya a été daté à 180 000 ans en 20185. Conclusion des réflexions basées sur ces résultats récents : notre espèce est bien plus ancienne que prévu et a quitté l’Afrique nettement plus tôt. Il y a toutefois une information complémentaire à considérer. Nous ne connaissons aucun autre fossile dans ces régions pour la période allant de 300 à 100 000 ans. Il est ainsi en réalité impossible de se prononcer sur la localisation précise de la naissance de notre espèce, ni sur la date de la première sortie d’Afrique. Les évènements ont eu lieu au fur et à mesure sur cette période et dans cette grande région. Il n’est ainsi guère réalisable d’extrapoler au-delà les quelques données disponibles. Cet exemple est transposable à de nombreuses théories, à de multiples concepts en paléoanthropologie, montrant leurs limites.
Le matériel fossile est en réalité trop rare pour identifier un ancêtre, mais aussi pour situer précisément dans l’espace ou le temps l’apparition, la disparition, l’extension d’un groupe humain. Il faut bien comprendre comment les résultats s’intègrent plus largement dans les questions posées dans la discipline, réfléchir aux implications et surtout, lorsqu’il s’agit de conter l’histoire des Hommes préhistoriques, être raisonnable. Ainsi, l’idée souvent propagée que toute nouvelle découverte en paléoanthropologie peut chambouler les théories en place est fausse, ou du moins très exagérée. Les découvertes exceptionnelles existent, Homo floresiensis en est une belle illustration. Mais la plupart ne bouleversent que les hypothèses qui étaient basées sur trop peu de données scientifiques. Les connaissances s’affinent, sont modifiées à la marge dans l’espace et le temps, montrent des schémas plus complexes, mais ne sont pas à chaque annonce totalement remises en cause. D’une manière générale, les concepts scientifiques en préhistoire sont fixes et plus basés sur l’idée que les chercheurs se font des consensus que sur les données de base qui les justifient. C’est une réelle contrainte. Mais à l’inverse, pour revenir aux quelques fossiles qui ont fait bouger les lignes de la discipline, des évidences claires qui contredisent des théories sont souvent mal reçues, bien que les données ne soient pas discutables. C’est un étrange état d’esprit que de considérer comme acquises uniquement ses propres théories. Je n’émets aucun jugement sur l’ouverture d’esprit de mes pairs, je pense en effet que la principale raison à tout cela est évidement la difficulté d’accès au registre fossile.
La révolution du numérique
Les travaux de recherche sur des spécimens issus des sciences naturelles, objets biologiques ou fossiles, sont contraints par la nature même du matériel analysé, souvent fragile, incomplet, et donc à manipuler avec précaution et à ne pas endommager. C’est clairement le cas en paléoanthropologie, les sujets d’étude sont rares, parfois uniques, et sont en conséquence aussi précieux que difficiles d’accès. Ils peuvent être disséminés à travers le monde. Différentes méthodes, que l’on pourrait qualifier d’imagerie au sens large, ont apporté des éléments de solution à ces difficultés, soit en permettant l’enregistrement virtuel des caractéristiques de forme et de surface d’un objet, soit en révélant ses caractéristiques internes, parfois les deux comme pour les méthodes basées sur les rayons X. Les données obtenues par tomographie RX permettent ainsi, d’une part, la numérisation et la préservation de l’objet original et, d’autre part, constituent de nouveaux supports pour des analyses encore plus précises et variées, auparavant impossibles à réaliser. Dans ce cadre, les perspectives d’applications en termes de préservation, de gestion et de valorisation des collections patrimoniales sont immenses, de même que le potentiel comme outil supplémentaire dans le domaine de l’archéométrie « virtuelle »6. Explorons ces nouvelles perspectives.
Puisque je commence à vous parler d’imagerie, une autre question éthique a fait du bruit, celle de l’effet de l’imagerie sur les fossiles. Les effets de l’exposition intense (et parfois répétée) des objets de sciences naturelles aux rayons X n’ont pas encore été étudiés à une large échelle et à un haut niveau de détail7. Il est démontré que cela empêche les analyses de datation ESR8. Aspect le plus important, un niveau d’irradiation correspondant à une analyse microtomographique normale n’a peu, voire pas, d’effet sur l’état de conservation de l’ADN ancien9. Ainsi, des règles techniques, du moins des normes, doivent être plus clairement définies. Il faut avoir conscience des implications de ce type d’analyse, qui existent, mais considérer aussi leur intérêt. Justement, un avantage indiscutable des méthodes d’imagerie basées sur les rayons X est de permettre l’observation et la caractérisation des structures internes. Cet apport est primordial pour les objets fragiles ou rares puisqu’il est possible d’observer ce qui est caché sans altérer l’intégrité du spécimen. Un autre gain, de prime abord moins évident, est une petite révolution dans les disciplines étudiant les matériaux anciens et concerne particulièrement le sujet traité ici.
Les spécimens numérisés deviennent aisément accessibles via les réseaux informatiques. Ainsi, il est possible de comparer et d’analyser en même temps des objets biologiques ou fossiles, découverts et conservés dans diverses régions du monde. En paléoanthropologie, il était auparavant nécessaire aux chercheurs de voyager pour aller étudier les différents fossiles humains aux quatre coins du monde. A chaque étape il fallait manipuler, observer, mesurer, sans rien oublier sous peine de devoir faire une nouvelle visite ultérieure. Il fallait donc des années, des dizaines d’années, pour se faire sa propre idée des caractères des différents fossiles. Pourtant avec le temps, l’œil, l’expérience et les protocoles du chercheur se modifiant, s’améliorant certainement, il est probable que cela ait une influence sur la qualité des données et des résultats obtenus. Aujourd’hui, il est possible de mesurer tous les spécimens originaux, du moins leurs données virtuelles, en un court laps de temps, une fois le protocole analytique bien défini, éprouvé, testé et validé. Sans aucun doute, cette disponibilité des objets d’étude permet d’obtenir des données analytiques plus précises, reproductibles et répétables. C’est une avancée majeure indéniable qui pourtant a été dévoyée.
Une limite des analyses en anthropologie est le manque de données brutes livrées au lecteur dans les articles scientifiques. L’imagerie permet l’accès à des informations nouvelles, mais les publiants oublient souvent volontairement d’indiquer les données quantifiées brutes des individus analysés pour limiter les possibilités de recherche des autres scientifiques. Toute publication devrait inclure dans le corps du texte ou en annexe le détail des mesures, particulièrement dans le cas d’échantillons fossiles restreints, surtout pour la description d’un seul et nouveau spécimen fossile. Volumes des tissus des dents, dimensions des canaux semi-circulaires, taille des sinus, épaisseur crânienne… doivent être documentés. Évidemment, l’intérêt pour certains est de demander ensuite d’être auteurs de travaux de recherche pour lesquels ils n’ont fourni que des données de comparaison, ces fameuses valeurs brutes non renseignées dans leurs propres travaux, ou en échange de l’accès à des spécimens. Certaines revues, pourtant maintenant souvent pointilleuses sur la question de la participation des auteurs autorisent la mention « provided data ». C’est pourtant en contradiction avec les règles énoncées par les mêmes journaux sur l’accessibilité des données. Dans le cas de fossiles découverts depuis longtemps et quand des données d’imagerie sont déjà existantes, ne nécessitant aucune charge de travail autre que celle d’un responsable de collection, il y a là un déséquilibre entre le travail fourni et le bénéfice pour « l’auteur ». Ce problème éthique est l’illustration de l’absence de réflexion générale sur le sujet. Cela donne une valeur aux spécimens de collections, en rupture avec les logiques de recherche scientifique à financement majoritairement publique, et est un point de départ pour des comportements extrêmes, presque caricaturaux en paléoanthropologie. Toute publication décrivant un fossile devrait contenir les informations et données le concernant.
La morphométrie géométrique offre elle aussi de nouvelles possibilités analytiques. Cette technique consiste en l’enregistrement de coordonnées de points, de courbes ou de surfaces sur un ensemble de spécimens. Tous sont ensuite superposés mathématiquement et mis à la même échelle. Le logiciel calcule ensuite les déformations entre chacun des spécimens et classe ces derniers selon les modifications nécessaires à apporter pour passer de l’un à l’autre. Est ainsi obtenu un graphique montrant le degré de différences entre les objets, mais il est dépendant des repères choisis et du matériel analysé. Par ailleurs, dans le cas de travaux où au moins un des spécimens n’est pas accessible aux autres chercheurs, l’étude entière n’est pas reproductible. De nombreuses disciplines requièrent l’inclusion et la diffusion des données brutes pour qu’un article soit accepté. Cela devrait aussi être le cas en anthropologie pour les mesures et coordonnées des points repères, voire des modèles en 3D si les spécimens ne peuvent être visités. En complément, des distances ou cordonnées spatiales sont des données brutes et leur diffusion n’empêche pas l’éventuelle propriété intellectuelle que certains pourraient revendiquer sur un protocole analytique, ni des travaux ultérieurs sur le même spécimen. Il y a donc un réel problème dans l’emploi de ces méthodes car finalement elles peuvent aussi limiter la quantité et la qualité des données scientifiques diffusées.
Un autre aspect limitant des applications des méthodes d’imagerie en archéométrie concerne la conservation et le partage des données. Ce problème est variable selon les disciplines et les professionnels. Il est évidemment souhaitable que les données soient accessibles au plus grand nombre, afin de pouvoir constituer les échantillons les plus larges possibles pour les recherches scientifiques. Dans cette perspective, la propriété des données numériques est un aspect important. Idéalement, les institutions dépositaires de spécimens doivent être aussi responsables des données numériques brutes produites sur les objets de leurs collections. Elles ont à définir une politique réfléchie de gestion de ces données, voire à jouer un rôle dans la constitution des bases de données. Les données d’imagerie constituent un outil très utile pour la gestion et la valorisation des collections, permettant de préserver les spécimens originaux et de rendre accessibles les collections à tous. Malheureusement, cette problématique reste un sujet parfois compliqué. Le corollaire de cette situation délicate est que des données numériques existantes peuvent être inaccessibles à la plupart et d’autres peuvent être diffusées, sous condition entre tiers, sans avoir pourtant l’accord des responsables de collections. Bonne nouvelle, il existe des bases de données d’imagerie en anthropologie10. Autre exemple, toutes les données produites par tomographie sur les collections d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle, en France, sont disponibles pour tout projet scientifique. Je ne pourrai pas me prononcer sur le cadre législatif dans tous les pays, mais en France les données d’imagerie obtenues pour des recherches scientifiques sortent du cadre du droit d’auteur. Ce sont des répliques objectives de spécimens, sans apport artistique ou personnel, appartenant de fait aux institutions dépositaires des originaux. C’est probablement une base intéressante pour réfléchir aux modalités de diffusion de nos ressources virtuelles, mais tout reste à faire à ce sujet.
L’exemple d’Homo naledi
Il chamboule les habitudes en paléoanthropologie pour plusieurs raisons. La première est scientifique car ces fossiles ont un âge assez récent, autour de 300 000 ans, alors que leur anatomie rappelle les premiers représentants du genre Homo, ceux qui vivaient il y a 2 millions d’années11. Vivre presque en même temps que Homo sapiens et Néandertal alors que l’on a la tête d’habilis, voici pour une fois une nouvelle espèce qui bouscule les connaissances. C’est pour cette raison au moins une découverte majeure de la discipline, indéniablement. Le second aspect important est que les chercheurs rompent totalement avec les habitudes de la discipline.
La première publication scientifique, décrivant l’espèce à partir de 1500 ossements, date de 2015 alors que les fossiles ont été mis au jour lors de deux campagnes de fouilles en 2013 et 2014. C’est extrêmement rapide. Jamais une nouvelle espèce humaine n’avait été publiée aussi vite, jamais autant de spécimens n’avaient été annoncés en si peu de temps. C’est un choix audacieux car les fouilles et les analyses n’étaient pas terminées. Du recul et du temps permettront certainement de mieux saisir ce que sont ces fossiles et leur contexte. Toutefois, il serait surprenant de critiquer une diffusion trop vive d’informations scientifiques. Depuis, de nombreux articles ont complété les premières descriptions. Il y a eu un débat sur la forme. Le travail de terrain fait l’objet d’une couverture par Internet, ce qui est passionnant pour le grand public, mais aussi pour le professionnel que je suis. Les annonces ont aussi affolé les médias. Entre forme et fond, les premiers articles n’ont pas été publiés dans les revues majeures habituellement utilisées pour cela. Ces différents aspects ont été commentés, critiqués, mais c’est peu important finalement puisque c’est hors du champ scientifique. La discussion sur le fond n’est, elle, probablement pas terminée. Elle a connu des rebondissements, l’ancienneté des fossiles ayant par exemple été publiée deux ans après la création de l’espèce. Cela s’ancre en partie dans le contexte explicité plus haut, une annonce qui réellement modifie les connaissances reçoit souvent un accueil mitigé de la communauté des paléoanthropologues. C’est logique, une telle découverte rompt l’équilibre fragile des concepts sur l’évolution des Hommes préhistoriques, éclipsant d’autres spécimens et diverses hypothèses, aux regrets respectifs de leurs découvreurs et leurs inventeurs. Le problème pour le paléoanthropologue que je suis, dans le souhait de se faire ma propre idée sur Homo naledi, réside dans le fait qu’une grande partie des fossiles, qui pourraient être intéressants pour effectuer une comparaison solide, est peu ou pas accessible. En fait, il est impossible dans ma discipline d’effectuer une étude comparative exhaustive alors que le matériel se limite pour la majeure partie des grandes périodes de temps à quelques dizaines de spécimens.
Cet état de fait m’amène à la plus importante contribution d’Homo naledi à la paléoanthropologie. Je ne parle donc pas du fonds scientifique, mais de la rupture profonde qu’ont choisi de proposer les chercheurs en charge de ces travaux. Au moment de la publication originelle, ils ont mis en ligne des modèles 3D de 133 spécimens fossiles12. Ils correspondent aux ossements les plus complets, en particulier à tous ceux utilisés comme holotypes ou paratypes pour définir l’espèce. Les modèles sont de bonne qualité, ce sont des modèles surfaciques avec une couverture photographique. Il serait évidemment possible techniquement de faire mieux et d’en proposer plus, mais ce sont des sources tout à fait utilisables pour effectuer des travaux scientifiques indépendants. L’exceptionnel est qu’une telle démarche est une première. À ma connaissance, aucune autre série fossile n’a ainsi été rendue accessible, même virtuellement, au moment de sa publication. Encore plus remarquable cela a eu lieu seulement deux ans après sa découverte alors qu’il restait encore tant à exploiter. Enfin, cela concerne une nouvelle espèce, un très grand nombre de restes, et des spécimens qui ont de réelles implications pour notre compréhension de l’évolution humaine.
C’est à mon avis un grand évènement en paléoanthropologie, aussi marquant que l’annonce de cette nouvelle espèce. Espérons qu’il suscitera un pas en avant pour tous les professionnels de la discipline, et que cette démarche d’ouverture se généralisera.
Tentative de synthèse
Vous voici maintenant familiarisés avec la paléoanthropologie et avec certains aspects expliquant l’importance et la particularité de nos quelques fossiles. C’est une discipline conservatrice, sauf quand il s’agit d’annoncer qu’une découverte bouleverse toutes les théories. Il est temps d’être plus raisonnables. C’est une certitude, la diffusion de l’information pourrait être bénéfique à tous et résoudre beaucoup de problèmes. En tout cas les progrès concernant les connaissances sur l’évolution humaine seraient immenses. Nous pourrions enfin mener des travaux sur la majorité des fossiles connus, et pas seulement sur une petite part. Chaque chercheur pourrait disposer d’un réel savoir sur la diversité et l’évolution humaine, pas seulement à partir de la lecture de la bibliographie. Les échanges s’intensifieraient, de nouvelles idées émergeraient.
Il n’y a pas de solution qui satisferait tout le monde. Le problème de la « paternité » sur un spécimen fossile restera insoluble. Une critique souvent entendue par les découvreurs de fossiles est qu’il existe deux types de paléoanthropologues. Ceux qui les cherchent, et qui parfois en trouvent, d’un côté, et ceux qui se contentent d’étudier ceux trouvés par les autres. Il est évident qu’il faut valoriser ceux qui contribuent à la si maigre documentation du registre fossile, leur apport est primordial. Mais un raisonnement aussi simpliste pourrait aussi conduire à penser que ceux qui ne trouvent pas de fossiles, malgré des années de missions de fouille, ont échoué. Ce qui a peu de sens, car il n’y a pas que les restes humains pour contribuer à la connaissance des Hommes préhistoriques. Autre détournement, celui qui consisterait à défendre que les hommes et femmes de terrain ne pourraient étudier les fossiles puisqu’ils n’auraient pas développé l’expertise de ceux qui consacrent justement tout leur temps à les étudier. Au-delà de ces arguments fallacieux, d’autres doivent être plus sérieusement considérés. Les campagnes de fouilles, mais aussi les acquisitions d’outils analytiques pour des laboratoires, résultent parfois du soutien de compagnies privées, de fondations, presque tout le temps d’organismes ou d’agences gouvernementaux qui désirent obtenir un retour en termes de visibilité sur les travaux scientifiques. Corollaire des financements publics, le chercheur a pour mission, pour fonction même, d’enrichir les connaissances. Ce dernier aspect est difficilement quantifiable, mais il devrait être placé au-dessus des considérations individuelles ou des perspectives de carrière, ou encore mieux avoir un poids important dans l’évolution de cette dernière.
Sans épiloguer sur les limites des autres possibilités, la solution pragmatique proposée est que les données d’imagerie soient associées systématiquement au spécimen dont elles sont issues. Elles doivent être intégrées aux collections et sous la responsabilité de la personne en charge de ces dernières. Elles auront alors à être mises à la disposition de tous pour des recherches scientifiques, la seule limite étant d’éventuels conflits scientifiques, comme par exemple des doctorants avec des sujets d’étude proches sur un matériel similaire, qui devraient être réglés entre scientifiques. Le patrimoine paléoanthropologique est le bien de l’humanité et nous avons la chance de l’étudier grâce à des fonds qui sont le plus souvent de source publique. À la publication d’un spécimen et la description de ses données numériques, ces dernières devraient être accessibles à tous les chercheurs. Cela renforcerait la valeur de ces publications d’annonce, augmentant l’impact de la description par le découvreur, et serait à terme bénéfique pour la qualité des travaux de tous. Les habitudes changent un peu dans le monde des paléoanthropologues, c’est d’ailleurs à chacun de faire de son mieux. Les revues devraient aussi contribuer à faire respecter leurs propres consignes, ce qui est loin d’être le cas. Dernière suggestion, facile à réaliser, que nous soyons chercheur soumettant un article, relecteur, éditeur d’une revue, il s’agirait de ne plus accepter le moindre article ne satisfaisant pas le minimum dont chaque paléoanthropologue a besoin pour faire une étude scientifique. Un fossile doit être décrit, quantifié selon un ensemble de mesures classiques et figuré à haute résolution selon toutes les orientations anatomiques. C’est aisé à réaliser, alors faisons-le.
Les connaissances sur l’évolution humaine se sont accrues au cours des dernières décennies, en particulier parce que de nombreuses nouvelles espèces ont été identifiées. Mais un autre facteur, nettement plus discret, a joué. Les acteurs en paléoanthropologie ont engagé une petite mutation, les chercheurs travaillent davantage ensemble, échangent plus de données et de savoir. C’est une autre contribution immense. Le changement ne se fait pas en un instant, il faut modifier les habitudes, attendre l’apparition de nouvelles compétences et un certain renouvellement des modes de pensée. Cela semble engagé, alors continuons.