Les trous noirs sont des zones de l’espace dans lesquels il est possible d’entrer mais desquels il est impossible de s’extraire. Conceptualisés dès le XVIIIè siècle et décrits avec précision par la théorie d’Einstein, ils ont longtemps été considérés comme de simples élucubrations théoriques dépourvues de réalité physique. Depuis quelques décennies, les indications observationnelles fiables en faveur de leur existence s’accumulent et leur présence effective dans notre univers ne fait plus de doute. Au-delà de leur intérêt astrophysique évident, nous allons, dans cet article, insister sur leur rôle en tant que « laboratoire de nouvelle physique ». Contrairement à une idée naïve mais répandue, il n’est, en particulier, pas exclu que les trous noirs puissent être utilisés pour étudier la gravitation quantique qui constitue l’un des graals de la physique théorique. Cet article débute, dans un souci de pédagogie, par quelques rappels élémentaires sur la nature des trous noirs et présente ensuite les pistes de recherche possibles pour les utiliser afin de mettre en évidence des effets de gravitation quantique.
Métrique de Schwarzschild
Une métrique statique et à symétrique sphérique peut s’écrire sous la forme (nous utilisons dans cet article les unités naturelles)
- \begin{equation} ds^2=e^{2\phi}dt^2-e^{2\Lambda}dr^2-r^2d\Omega^2. \end{equation}
Les équations d’Einstein permettent de déterminer les paramètres des fonctions exponentielles. La composante (00) conduit à
- \begin{equation} e^{2\Lambda}=\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{-1}, \end{equation}
où M est la masse du trou noir, tandis que la composante (11) conduit, quant à elle, à
- \begin{equation} \phi=\frac{1}{2}ln\left(1-\frac{2M}{r}\right), \end{equation}
ce qui permet d’écrire la métrique de Schwarzschild
- \begin{equation} ds^2=\left(1-\frac{2M}{r}\right)dt^2-\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{-1}dr^2-r^2d\Omega^2. \end{equation}
Fondamentalement, un trou noir est un objet tel que la région r < 2M soit effectivement accessible.
D’un point de vue purement heuristique, il est intéressant de constater que l’argument strictement non relativiste qui consiste à estimer le rayon gravitationnel, définissant l’horizon, en demandant que la vitesse de libération soit égale à la vitesse de la lumière conduit – fortuitement – au bon résultat : Rs = 2M. Il est également simple de vérifier que l’énergie atteinte par une particule en chute libre, avant de pénétrer dans le trou noir est une fraction importante de son énergie de masse. C’est ce qui explique pourquoi les quasars sont parmi les objets les plus brillants de l’Univers. La gravitation est une force faible du point de vue du couplage mais l’énergie qui y est associée à l’horizon d’un trou noir est sans équivalent en astrophysique1.
En relativité générale, un trou noir est décrit par 3 paramètres2 fondamentaux : sa masse, son moment angulaire et sa charge électrique. La métrique globale, dite de Kerr-Newman, est plus complexe que celle de Schwarzschild, mais cette dernière permet d’étudier une large partie des questions qui nous intéressent ici.
La métrique de Schwarzschild présente des comportements asymptotiques corrects : elle tend vers celle de Minkowski pour r → $\infty$ et M → 0. Le coefficient $\left(1-\frac{2M}{r}\right)$ devant dr2 témoigne de ce que la circonférence d’un corps massif sphérique diffère de son rayon multiplié par 2$\pi$. Le coefficient $\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{-1}$ présent devant le dt2 témoigne, quant à lui, du décalage gravitationnel vers le rouge et de ce que les trous noirs sont en fait des « machines à voyager dans le futur » pour qui réside un temps au voisinage de l’horizon.
En considérant une particule en chute libre émettrice de lumière, on peut aisément montrer que la quantité conservée, l’énergie donc, s’écrit
- \begin{equation} E=m\left(1-\frac{2M}{r}\right)\frac{dt}{d\tau}, \label{ener} \end{equation}
où $\tau$ est le temps propre de la particule.
Considérons un objet initialement au repos à l’infini. Son énergie est alors E = m et, par conséquent, en utilisant Eq.(5) :
- \begin{equation} \left(1-\frac{2M}{r}\right)\frac{dt}{d\tau}=1. \end{equation}
En remplaçant dans la métrique de Schwarzschild, il vient :
- \begin{equation} \left(1-\frac{2M}{r}\right)^2=\left(1-\frac{2M}{r}\right)-\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{-1}\left(\frac{dr}{dt}\right)^2. \end{equation}
Conduisant à
- \begin{equation} \frac{dr}{dt}=-\left(1-\frac{2M}{r}\right)\left(\frac{2M}{r}\right)^{1/2}. \end{equation}
Il est pertinent de considérer également les coordonnées « coquilles » définies par
- \begin{equation} dt_{coq}=\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{1/2}dt \end{equation}
et
- \begin{equation} dr_{coq}=\left(1-\frac{2M}{r}\right)^{-1/2}dt. \end{equation}
L’expression Eq.(8) s’écrit alors :
- \begin{equation} \frac{dr_{coq}}{dt_{coq}}=-\left(\frac{2M}{r}\right)^{-1/2}. \end{equation}
Le point important tient à ce que la vitesse donnée par Eq.(8) tend vers 0 à l’horizon du trou noir tandis que celle donnée par Eq.(12) tend vers –1 (c’est-à-dire vers la vitesse de la lumière, en unités naturelles, avec un signe négatif puisque la particule tombe). On établit ainsi que l’observateur local voit un objet en chute libre sur un trou noir pénétrer dans celui-ci à la vitesse de la lumière tandis que l’observateur lointain le voit se figer sur l’horizon. Les deux points de vue sont naturellement corrects et cohérents dans leurs référentiels respectifs.
Une autre question historiquement importante concerne la nature de l’horizon. La métrique de Schwarzschild semble diverger en R = 2M : le facteur de dr2 tend vers l’infini à l’horizon. Introduisons les coordonnées « en chute libre ». Elles sont définies par une transformation de Lorentz à partir des coordonnées « coquilles » :
- \begin{equation} dt_{chute}=-\gamma V_{rel}dr_{coq}-\gamma dt_{coq}, \end{equation}
où Vrel est la vitesse relative entre les deux référentiels. En utilisant les définitions Eqs.(9) et (10) ainsi que l’expression Eq.(12) pour exprimer Vrel, il suit :
- \begin{equation} dt=\frac{dt_{chute}}{\gamma \left(1-\frac{2M}{r}\right)^{1/2}}+\frac{V_{rel}dr}{\left(1-\frac{2M}{r}\right)}. \end{equation}
En remplaçant $\gamma$ par $(1-\frac{2M}{r})^{-1/2}$ et en reportant Eq.(13) dans la métrique, nous sommes conduits à :
- \begin{equation} ds^2= \left(1-\frac{2M}{r}\right)dt^2_{chute}-2 \left(\frac{2M}{r}\right)^{1/2} dt_{chute}dr-dr^2. \end{equation}
Bien que cette expression utilise un système de coordonnées mixtes, elle montre que la singularité à l’horizon était un artefact dépourvu de sens physique. Au contraire, la singularité centrale est réelle : l’invariant de Kretschmann, notamment, y diverge.
Le comportement de la lumière en mouvement radial à l’intérieur d’un trou noir peut-être sondé en repartant de la métrique Eq.(14) et en écrivant ds2 = 0, ce qui conduit à :
- \begin{equation} \frac{dr^2}{dt^2_{chute}}+2\left(\frac{2M}{r}\right)^{1/2}\frac{dr}{dt_{chute}}-\left(1-\frac{2M}{r}\right)=0. \end{equation}
Cette équation a deux solutions :
- \begin{equation} \frac{dr}{dt_{chute}}=-\left(\frac{2M}{r}\right)^{1/2}\pm1, \end{equation}
qui correspondent aux mouvements « vers le centre » et « vers l’extérieur ». Or, à l’intérieur du trou noir (r < 2M), les deux solutions sont négatives. Ce qui signifie que même le photon émis « vers l’extérieur » se déplace en réalité vers l’intérieur. Rien ne pouvant se déplacer localement plus vite que la lumière, cela montre qu’il est impossible de ressortir d’un trou noir.
Il est également signifiant de considérer le mouvement, dans le trou noir, d’une particule lancée sans vitesse à l’infini. En reprenant Eq.(8) et en introduisant le temps propre $\tau$, tel que dr/d$\tau$ = –(2M/r)1/2, on peut calculer le temps passé à l’intérieur du trou noir :
- \begin{equation} \tau=-\int_{2M}^0\left(\frac{r}{2M}\right)^{1/2}dr=\frac{4}{3}M. \end{equation}
L’objet considéré atteint donc la singularité en un temps fini. L’horizon étant dépourvu de matérialité (nous n’abordons pas ici l’hypothèse des firewalls3), un certain temps de vie est envisageable dans les trous noirs très massifs pour lesquels l’effet de marée demeure faible à la surface. Littéralement parlant, la singularité étant une ligne horizontale dans la diagramme de Penrose d’un trou noir de Schwarzschild, elle est d’ailleurs d’avantage une « fin du temps ».
Aspects thermodynamiques
La thermodynamique est la science des systèmes dont les propriétés peuvent être décrites par un petit nombre de paramètres. Les trous noirs étant précisément modélisés par 3 paramètres, les circonstances sont apparemment favorables au recours à la thermodynamique. Manque pourtant une entropie. Que l’aire d’un trou noir ne puisse que croître (classiquement) a poussé Jacob Bekentsein à explorer l’hypothèse que son entropie soit proportionnelle à son aire4 :
- \begin{equation} S=\frac{A}{4}, \end{equation}
où la constante de proportionnalité est déterminée par des considérations de cohérences5. À la suite de cette hypothèse, les 4 lois de la thermodynamique des trous noirs ont été édictées.
Loi zéro : l’horizon présente une gravité de surface constante. Il s’agit de l’analogue de la loi usuelle qui énonce que la température est homogène dans un corps à l’équilibre.
Première loi : les perturbations d’un trou noir sont données par
- \begin{equation} SdE=\frac{\kappa}{8\pi}dA+\Omega dJ+\Phi dQ, \end{equation}
où E est l’énergie, $\kappa$ la gravité de surface, $\Omega$ la vélocité angulaire, J le moment angulaire, $\Phi$ le potentiel électrique, Q la charge. Il s’agit de l’analogue de la loi usuelle de conservation de l’énergie en thermodynamique (ici $\frac{\kappa}{8\pi}dA$ joue le rôle de TdS).
Deuxième loi : dès lors que les conditions d’énergie faibles ($T_{\mu\nu}X^{\mu}X^{\nu}\le0$ pour un champ vectoriel X de type temps) sont respectées, l’aire ne fait que croître :
- \begin{equation} \frac{dA}{dt}\ge 0. \end{equation}
Il s’agit de l’analogue de l’augmentation usuelle de l’entropie dans un système isolé.
Troisième loi : il est impossible pour un trou noir de présenter une gravité de surface exactement nulle. Il s’agit de l’analogue de l’impossibilité d’atteindre le zéro absolu en un nombre fini d’opérations.
L’un des points essentiels de cette approche thermodynamique tient à l’apparition d’une température.
Effet Hawking
Hawking a établi que, contrairement à la vision classique, les trous noirs pouvaient s’évaporer et émettre un rayonnement6. Il existe de nombreuses manières de comprendre l’effet Hawking. La vision la plus élémentaire consiste à le voir en terme d’effet de marée sur les fluctuations du vide : le trou noir brise la paire et l’une des particules se trouve éjectée à l’infini. La manière la plus simple de montrer l’effet Hawking est à partir de l’effet Unruh7 qui note qu’un observateur soumis à une accélération constante voit en fait un bain thermique de particules à la température T = a/(2$\pi$). Ce phénomène s’établit à l’aide de transformations de Bogoliubov.
La démarche consiste à partir de la métrique de Schwarzschild et à considérer un observateur stationnaire en
- \begin{equation} r=2M+\frac{\rho^2}{8M}. \end{equation}
On peut alors écrire la métrique associée de type Rindler (les coordonnées de Rindler représentent un référentiel en accélération hyperbolique) au plus bas ordre, suivant $\tau$ = t/ (4M). D’après le principe d’équivalence, l’observateur observe alors un champ excité, par effet Unruh, à la température
- \begin{equation} T_{loc}=\frac{a}{2\pi}=\frac{1}{2\pi\rho}=\frac{1}{4\pi\sqrt{2M(r-2M)}}. \end{equation}
La température à la distance R s’obtient simplement en appliquant le facteur de décalage gravitationnel g00(r)/g00(R) :
- \begin{equation} T(R)=\frac{1}{4\pi\sqrt{2Mr(1-\frac{2M}{R})}}. \end{equation}
La valeur à l’infini est par conséquent
- \begin{equation} T(\infty)=\frac{1}{4\pi\sqrt{2Mr}}, \end{equation}
ce qui mène, avec r = 2M, à
- \begin{equation} T_H=\frac{1}{8\pi M}. \end{equation}
Cette température, en unités complètes, s’écrit $T_H=\hbar c^3/(8\pi G k_B M)$ et constitue l’une des seules formules simples de la physique à faire intervenir toutes les constantes fondamentales, ce qui témoigne de ce que l’effet convoque à la fois gravitation, physique quantique, physique statistique et relativité.
En réalité, l’effet Hawking est évidemment plus complexe et le spectre n’est pas tout à fait thermique. Le nombre de particules de spins émises par unité de temps t et d’énergie Q s’écrit
- \begin{equation} \frac{d^2N}{dQdt}=\frac{\Gamma_s}{2\pi\left(e^{\frac{Q}{\kappa/(4\pi^2)}}-(-1)^{2s}\right)}, \end{equation}
avec le facteur de corps gris
- \begin{equation} \Gamma_s=4\pi \sigma_s(Q,M,\mu)(Q^2-\mu^2), \end{equation}
où $\mu\ est la masse de la particule émise et $\sigma\ est la section efficace d’absorption. Cette dernière8 est non-triviale et contient des informations sur la nature de la théorie gravitationnelle et la structure de l’espace-temps. Elle exprime la probabilité de rétrodiffusion de la particule émise dans le potentiel gravitationnel.
L’effet Hawking est explosif. À la différence d’un morceau de métal, plus un trou noir rayonne, plus il devient chaud. Ce processus est négligeable pour les trous noirs astrophysiques massifs qui présentent une température de Hawking extrêmement faible. En revanche, il devient important pour les trous noirs de faible masse. L’existence de tels trous noirs n’est pas avérée mais leur hypothétique présence pourrait résulter de conditions particulières dans l’Univers primordial9. L’effet Hawking a néanmoins été observé dans des systèmes analogues de trous noirs acoustiques10.
Bien que l’évaporation de trous noirs soit bien comprise et peu sujette à caution, elle est liée à un paradoxe central en physique théorique, celui de la perte d’information. Que de l’information soit perdue pour le monde extérieur quand elle entre dans un trou noir n’est pas problématique. Le paradoxe vient de ce que l’évaporation transforme le trou noir en un spectre (quasi-)thermique. À l’issue de celle-ci, l’information est perdue, ce qui entre en conflit avec la théorie quantique des champs11. Il existe de nombreuses solutions (depuis l’existence de reliques stables jusqu’à des corrélations subtiles entre les particules émises) mais aucun consensus ne se dessine sur ce point.
Utilisation des trous noirs pour la gravitation quantique
La recherche d’une théorie quantique de la gravitation est l’un des enjeux centraux de la physique théorique. Et, naturellement, l’un des plus difficiles. Des problèmes de non-renormalisabilité à la question de l’invariance de fond, les obstacles conceptuels et techniques sont nombreux. Il est usuellement considéré que seul le cœur des trous noirs, proche de la singularité centrale, est profondément affecté par les effets de géométrie quantique et que la zone extérieure – et donc mesurable – est indiscernable de ce qu’elle serait dans le cadre des prédictions de la relativité générale. Il existe néanmoins un certain nombre de pistes prometteuses pour dépasser cette conclusion décevante. Elles sont l’objet du présent article.
Considérons ici le cas de la gravitation quantique à boucles. La gravitation quantique à boucles (LQG) est une tentative de quantification non perturbative et invariante de fond de la relativité générale12. Elle s’est développée à la fois sous forme canonique, en utilisant la connexion de Ashtekar13 et le flux des densités de triades, et sous forme covariante, en utilisant les réseaux de spins. La description des trous noirs en LQG repose sur le concept d’horizon isolé14 qui est une notion quasi-locale permettant de s’affranchir d’une description globale de l’espace-temps15. Fondamentalement, l’horizon joue le rôle d’une surface qui intercepte le réseau de spins. Chaque intersection porte des nombres quantiques16 (j, m) où j est un demi-entier associé à l’aire et m est la projection associée, correspondant à la courbure. Ils vérifient
- \begin{equation} A-\Delta\leq 8\pi \gamma \sum_{p}{\sqrt{j_p(j_p+1)}}\leq A+\Delta, \end{equation}
où $\gamma$ est le paramètre de Immirzi17, $\Delta$ une échelle de lissage et p réfère aux différentes intersections.
Il a été montré18, par une simulation Monte-Carlo, que l’évaporation de Hawking pouvait conserver une empreinte de cette structure discrète de l’aire qui émane fondamentalement des effets de géométrie quantique. La densité d’états croît exponentiellement avec l’air du trou noir, il n’est donc pas possible de discerner ces lignes d’émission pour les trous noirs de masse élevée. En revanche, pour des masses relativement proches de la masse de Planck, le caractère discret de l’aire, donnée par
- \begin{equation} A_j=8 \pi \gamma \sum_{p=1}^N\sqrt{j_p(j_p+1)}, \end{equation}
où N est le nombre total d’intersections, se révèle dans le spectre d’évaporation. Un test de Kolmogorov-Smirnov montre que l’observation de 4 × 105 événements permettrait de discriminer un comportement de type LQG d’un comportement « purement Hawking » à 3$\sigma$ pour 20 % de résolution expérimentale. En un sens, les effets non-perturbatifs de gravitation quantique peuvent donc altérer les effets semi-classiques d’évaporation.
De plus, il est envisageable que les conséquences de la discrétisation soient également visibles pour des trous noirs plus massifs. L’idée consiste alors à supposer que les transitions entre états quantiques du trou noir lors de l’évaporation ne sont pas associées à une reconfiguration complète du trou noir mais seulement au changement d’état d’une seule « plaquette » d’aire élémentaire19. Dans ce cas, il n’est plus nécessaire d’envisager les états quantiques associés à la somme de l’équation Eq.(29) mais seulement à l’un des termes. Un calcul simple montre que dans ce cas l’espacement relatif entre les raies ne dépend plus de la masse du trou noir, rendant la mesure d’effets de gravitation quantique possiblement atteignable arbitrairement loin de la masse de Planck.
La raison est assez simple et peut être résumée comme suit. Il pourrait intuitivement être supposé que lorsqu’un trou noir de masse élevée s’évapore, il émet un quantum d’énergie très faible (puisque la température est donnée par T = 1/(8$\pi$M) avec M grand) et que donc son aire diminue d’une valeur infime et possiblement sub-planckienne. Il n’en est rien. En effet, classiquement, A = 16$\pi$M2 et donc dA = 32$\pi$MdM. Étant donné que dM ~ T, cela conduit à dA ~ 4 : la variation d’aire ne dépend pas de la masse. Cette indépendance de la variation d’aire (au pic du spectre) par rapport à la masse est la raison profonde pour laquelle cette perspective locale peut induire des effets de gravitation quantique mesurables pour les trous noirs massifs. De façon remarquable, le fond diffus de rayons gamma provenant de la désintégration des pions neutres qui émanent des quarks et gluons émis par le trou noir, est du même ordre de grandeur que le « signal » et ne le masque donc pas. Enfin, on peut noter que si la température de l’Univers n’a pas variée de plus de quelques dizaines de pour-cent lors de la formation des trous noirs primordiaux éventuellement observés, l’étalement du spectre de masse ne lisse pas non plus l’effet considéré.
Il faut également noter que, même si le spectre d’air était continu, la simple existence d’une valeur minimale pour l’aire (vraisemblablement voisine de l’aire de Planck) induirait une troncature du flux émis en interdisant les trop faibles valeurs de l’énergie. À une température fixée T donnée, le spectre serait tronqué en dessous de :
- \begin{equation} E_{min}=\frac{T}{4}A_{min}\sim\frac{T}{4}. \end{equation}
C’est également une piste d’observation à potentiellement considérer.
Enfin, il est vraisemblable que les coefficients de corps gris – qui encodent la possible rétrodiffusion des particules dans le potentiel gravitationnel du trou noir – soient affectés par des effets de gravitation quantique20. Il s’ensuivra une distorsion du spectre de Hawking, potentiellement mesurable.
Trous noirs en rebond
Récemment, il a été également envisagé que les trous noirs puissent rebondir suite à des effets de gravitation quantique21. L’idée est – dans une certaine mesure – analogue à ce qui advient en cosmologie quantique à boucles où le Big Bang est remplacé par un Big Bounce : une phase de contraction de l’Univers aurait précédé l’actuelle phase d’expansion. De même, des arguments assez généraux permettent de supposer que des effets de géométrie quantique non perturbatifs pourraient engendrer une transition entre un état de type trou noir et un état de type trou blanc. Le point nodal tient à ce que le temps de rebond attendu est proportionnel à M2 (avec une constante de proportionnalité de l’ordre de 5 × 10–2 fixée pour des raisons de cohérence interne). Or, le temps d’évaporation de Hawking est de l’ordre de M3. Dans ce modèle, les trous noirs rebondissent donc avant de s’évaporer et l’effet Hawking intervient simplement comme une correction dissipative. Les trous noirs dont la masse est inférieure ou égale à 1026g et s’étant formés juste après le Big Bang (trous noirs primordiaux) devraient avoir déjà rebondi.
La phénoménologie associée est riche et complexe. Le point délicat concerne l’énergie du signal émis par ces trous noirs en rebond. Deux hypothèses peuvent être faites. La première (signal de « basse énergie ») consiste à considérer que la longueur d’onde du rayonnement émis doit être de l’ordre de la taille du trou noir puisque c’est la seule échelle du problème. La seconde (signal de « haute énergie ») consiste à considérer que l’énergie du rayonnement sortant du trou blanc est égale à celle du rayonnement s’étant effondré pour former le trou noir (coquille « nulle »). La masse d’un trou noir primordial étant en correspondance presque bijective avec son temps de formation qui est lui-même en correspondance bijective avec la température de l’Univers, il est possible de déterminer pour chaque masse la longueur d’onde du rayonnement émis.
Ainsi, les sursauts radios rapides (FRBs)22 peuvent être interprétés par un phénomène de ce type. Ces mystérieuses bouffées d’ondes radios pourraient être dues à la composante « basse énergie » des trous noirs en rebond, quand on tient compte du caractère stochastique de leur temps de vie. Naturellement, il existe des explications astrophysiques alternatives. Mais ce modèle présente l’avantage remarquable d’être en principe testable. En effet, la dépendance en redshift est très spécifique. Si les FRBs sont expliqués par un phénomène astrophysique ou de physique des particules (par exemple l’annihilation de particules de matière noire), leur fréquence caractéristique doit être décalée vers le rouge comme celle de la galaxie hôte. A contrario, dans le cas de trous noirs en rebond, les trous noirs situés plus loin ont rebondi plus tôt et ils sont plus légers. Par conséquent, le signal qu’ils émettent est d’énergie plus importante et cela compense le redshift.
Dans le futur il serait intéressant d’étudier les effets d’un autre redshift, non pas de nature cosmologique, mais de nature gravitationnel. Les rayonnements sont en effet émis au voisinage du trou noirs, dans un champ gravitationnel intense, et leur énergie doit être décalée vers le rouge d’un facteur $\left(1-\frac{2M}{r_e}\right)$ où re est le lieu d’émission. Une modélisation plus précise manque encore pour une estimation quantitative mais les fréquences caractéristiques pourraient être substantiellement rougies.
Enfin, il est pertinent de faire varier le coefficient de proportionnalité entre le temps de rebond et le carré de la masse, en prenant soin que celui-ci demeure inférieur au temps de Hawking. Ce faisant, il est remarquable que l’excès de rayons gammas observé par le satellite Fermi en provenance du centre galactique puisse également être expliqué par des trous noirs en rebond23. Un lien, via la composante « haute énergie », avec les événements détectés par la collaboration Auger est également envisageable.
Modes quasinormaux
Il y a quelques années, les ondes gravitationnelles ont été mesurées par l’interféromètre LIGO24 et un catalogue est même maintenant disponible25. Cela ouvre la voie à une nouvelle astrophysique mais également à des tests de précision des extensions de la relativité générale. Les événements de coalescence de trous noirs montrent trois phases distinctes : l’orbite à proprement parler, la fusion et la relaxation. Durant cette dernière phase, le trou noir issu de la coalescence émet des modes dits « quasinormaux » (QNMs) qui correspondent à sa désexcitation par émissions d’ondes gravitationnelles.
La partie radiale de la métrique perturbée s’écrit
- \begin{equation} \Psi = A e^{-i\omega t} = A e^{-i(\omega_R + i\omega_I)t}, \end{equation}
où $\omega$R caractérise les oscillations et $\omega$I est le temps de relaxation $\tau$:
\begin{equation} \tau = \frac{1}{\omega_I}\,. \end{equation}
Le point essentiel tient à ce que les QNM forment un ensemble discret26. Ils sont composés de perturbations axiales et polaires décrites par les équations de Regge-Wheeler et Zerilli.
Les modèles de gravitation modifiée – qui peuvent briser l’invariance de Lorentz, le principe d’équivalence, l’invariance par difféomorphisme, etc. – conduisent génériquement à des modifications des QNMs27. Mais il est de plus possible de penser que des approches de gravitation quantique conduisent également à ce type d’effets.
Un modèle allant dans ce sens a été développé dans un article publié par Hal Haggard et Carlo Rovelli en 201628. L’idée est simple. L’échelle de courbure est de l’ordre $l_R \sim {\cal R}^{-1/2}$, où le scalaire de Kretschmann est ${\cal R}^2:=\cal R_{\mu\nu\rho\lambda}\cal R^{\mu\nu\rho\lambda}$. Il semble donc naïvement que les effets quantiques soient négligeables pour les trous noirs massifs rencontrés en astrophysique. Cette assertion ne tient néanmoins pas compte des effets cumulatifs qui peuvent s’avérer conséquents. Sur la base d’arguments dimensionnels, on peut estimer la « quanticité » de l’espace-temps, intégré sur un temps propre $q=l_P \ {\cal R} \ \tau$. Le temps propre étant relié au temps de Schwarzschild par
- \begin{equation} \tau=\sqrt{1-\frac{2M}{r}}\ t, \end{equation}
on obtient
- \begin{equation} q(r) = \frac{M}{r^3} \ \left(1-\frac{2M}{r}\right)^{1/2} t. \end{equation}
Le maximum de cette fonction est atteint pour $r=2M\left(1+\frac{1}{6}\right)$ et c’est donc le lieu où les effets quantiques intégrés devraient être le plus important. Il est remarquable que cela se situe à l’extérieur de l’horizon.
Naturellement, ces arguments demeurent heuristiques et la position exacte du lieu de la « correction » quantique maximale n’est pas rigoureusement connue. C’est pourquoi, il est pertinent de modéliser l’effet pas une distorsion de la métrique de Schwarzschild29 :
- \begin{equation} ds^2=-f(r)dt^2+f^{-1}(r)dr^2-r^2d\Omega^2, \end{equation}
avec
- \begin{equation} f(r)=\left(1-\frac{2M}{r}\right)\left(1+Ae^{-\frac{(r-\mu)^2}{2\sigma^2}}\right)^2. \end{equation}
Il est alors possible de calculer les QNMs dans cette approche et desonder quels sont les paramètres pour lesquels les déviations par rapport à la relativité générale deviennent importantes. De façon intéressante, c’est pour une modification située en r = 3M que les effets sont maximaux. Ce n’est pas entièrement surprenant puisque cela correspond au maximum du potentiel. Mais il est ainsi possible d’évaluer l’ampleur du phénomène. Une analyse numérique montre que la variation relative de la partie réelle des QNMs est donnée par 0.8 × A (pour $\mu$ = (7/6)rS) et que la variation relative de la partie imaginaire est donnée par 2.7 × A. Ces coefficients de proportionnalité étant connus, il devient aisé d’estimer l’amplitude des corrections quantiques pouvant donner lieu à une observation. C’est une perspective d’autant plus motivante que le Einstein Telescope (ET) devrait, dans un peu plus d’une décennie, permettre une mesure du fondamental et des premier harmoniques des QNMs avec une précision de quelques pour-cents30.
Images de l’EHT
Le paradoxe de l’information montre qu’il existe une tension entre les principes de la relativité, les principes de la mécanique quantique et le principe de localité. Quelque chose d’assez radicalement nouveau doit donc se produire. Plusieurs arguments ont été donnés pour souligner que des modifications importantes étaient attendues au niveau de l’horizon ou au-delà, même pour des trous noirs supermassifs31.
Récemment, le Event Horizon Telescope a obtenu l’image du trou noir présent au cœur de la galaxie M87 par une technique de radioastronomie interférométrique32. Il se trouve que ces images pourraient être utilisées pour sonder de tels effets33. L’idée essentielle est liée à la présence de fluctuations métriques avec des échelles de temps et de longueur déterminées par la taille du trou noir. Il devrait alors s’ensuivre une variation temporelle des images, potentiellement mesurable observationnellement pour les trous noirs les plus massifs. La période est donnée par
- \begin{equation} P\simeq 0.93 \left(\frac{M}{4.3\times 10^6 M_\odot}\right)~\mbox{hours}, \end{equation}
où M$_\odot$ est la masse du Soleil.
À ce stade les mesures sont encore très peu nombreuses et la technique de moyennage complexe utilisée rend l’interprétation en termes de stabilité délicate. D’autant que des effets astrophysiques conventionnels peuvent également engendrer des effets temporels. Il s’agit néanmoins d’une piste extrêmement prometteuse pour l’avenir, qui devrait être également suivie dans le secteur des ondes gravitationnelles.
Conclusion
Il a longtemps été supposé que les effets de gravitation quantique dans les trous noirs étaient confinés au centre de ceux-ci et demeuraient par conséquent impossibles à observer. Nous avons ici présenté un certain nombre d’exemples et d’arguments qui permettent de dépasser cette vision naïve. L’émergence d’une véritable astronomie des trous noirs, aussi bien via la mesure des ondes gravitationnelles que via la radio-interférométrie, pourrait contribuer à faire entrer la gravitation quantique dans le champ de la science expérimentale ou observationnelle. Les trous noirs sont des laboratoires irremplaçables de nouvelle physique et les utiliser pour avancer dans la résolution de l’une des énigmes les plus importantes et les plus durables de la physique constitue une perspective enthousiasmante.